• Techniques de persuasion

    La famille des théories économiques s'appuie sur la figure du consommateur rationnel, qui considère la publicité comme une source d'information. La publicité va chercher à emporter sa conviction avec des arguments tenant aux qualités du produit : c'est une publicité persuasive et informative, que l'on retrouve par exemple dans le secteur de l'informatique, de la téléphonie et généralement dans toutes les industries d'équipement professionnel.

    La famille des théories comportementales s'appuie sur la figure du consommateur conditionné. Ici, le consommateur est considéré comme passif, répondant par des réflexes à des stimulations diverses. Les arguments de vente, répétés à la fois à la télévision, à la radio, dans la presse, tentent de créer un conditionnement du consommateur. Ce type de publicité est utilisé par exemple par les industries agroalimentaires et par certains grands magasins ou supermarchés « discount ».

    La famille des théories psychologiques s'appuie sur la figure du « moi-consommateur ». Selon cette approche, le consommateur est mû par des forces inconscientes qui expliquent son comportement. Au lieu de s'adresser à l'aspect rationnel de l'individu, la publicité cherche donc à jouer sur les sentiments et les pulsions du consommateur. C'est une publicité suggestive, souvent très esthétique et très créatrice.

    La famille des théories sociales s'appuie sur la figure du consommateur conforme. Pour ces théories, l'individu fait partie de plusieurs groupes sociaux qui imposent un modèle de vie en société. Imitation, statut, style de vie sont autant de concepts qui expriment les normes de la société. Dans ce dernier cas, la publicité va chercher à donner à la marque et au produit les signes d'un groupe valorisant.

    Cependant, aucune de ces approches n'est entièrement satisfaisante pour les publicitaires, et les campagnes panachent le plus souvent des arguments de vente inspirés de ces quatre grandes familles de consommateurs. Le consommateur, à la fois rationnel, mécanique, hédoniste et normatif, n'est finalement que la réunion d'impulsions contradictoires qui l'agitent. Mais telle ou telle approche conviendra mieux à tel ou tel produit, en fonction de ses caractéristiques et de sa cible.

    Un autre argument pour convaincre le consommateur d'acheter un produit est la marque. C'est la raison pour laquelle les publicitaires attachent aujourd'hui autant d'importance à la notion d'image de marque dans leurs campagnes. La communication d'entreprise vise, mais avec d'autres méthodes, le même objectif : entretenir le nom d'une marque et sa notoriété auprès du grand public.

    Enfin, l'incitation par les prix reste probablement la méthode qui motive le plus de décisions d'achat. Les concours et le paiement à crédit gratuit sont également des arguments appréciés par les consommateurs et sont très utilisés dans le secteur de la promotion publicitaire.

    Source


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  • Allez voir ailleurs...

    Voici un prof qui met ses cours en ligne gratuitement. Ils ressemblent beaucoup au cours que nous avons en RS :

    Site de André Font


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  • Lien sympa pour Journal TV (le cours, pas l'atelier, apparemment !)

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  • "L'homme symbiotique" de Joël de Rosnay (Éditions du Seuil),
    un résumé du livre préparé par J.-Cl. Keller

    Avertissement: Ce résumé est construit uniquement sur la base d'extraits du livre, les numéros des pages sont à chaque fois indiqués.


    Introduction
    1ère partie: Un vision unifiée de la nature et de la société
    1. Des molécules, des insectes et des hommes
    2. Naissance du cybionte: les nouvelles origines de la vie
    2ème partie: Vers l'homme symbiotique
    3. Les neurones de la Terre
    4. La vie quotidienne du cybionte
    3ème partie: Vouloir l'avenir
    5. Piloter: les managers de la complexité
    6. Produire: les industries du troisième millénaire
    7. Vouloir: culture et valeurs pour un nouveau monde
    Conclusion










    Introduction

    16: Puisque l'histoire et la politique ne parviennent pas à éclairer l'avenir, que nous indiquent les données de la nature? Que des bouleversements se préparent. Que la vie, par exemple, va bourgeonner à nouveau sur Terre. Certes, elle n'a jamais disparu. Elle existe au contraire à profusion: l'explosion démographique en rappelle la vitalité. Mais il s'agit cette fois d'une nouvelle forme de vie, d'un niveau d'organisation encore jamais atteint par l'évolution: une macro-vie à l'échelle planétaire, en symbiose avec l'espèce humaine. Cette vie hybride , à la fois biologique, mécanique et électronique, est en train de naître sous nos yeux. Nous en sommes les cellules.

    17: Toute nouvelle forme de vie a droit a un nom. Je propose de baptiser cet organisme planétaire le cybionte -nom que j'ai formé à partir de cybernétique et de biologie . ce macro-organisme existe déjà à l'état primitif et vit dans sa globalité

    En imaginant les relations symbiotiques entre l'homme et le cybionte, il devient possible de choisir telle voie, telle structure Le caractère imprévisible du monde résultant des extrapolations classiques fait place, par application de la démarche rétro prospective, à des hypothèses constructives. L'aller-retour entre prévision, vérification, cohérence, permet la validation des faits

    18: Au cours de ces dernières années, une synthèse de niveau supérieur a été réalisée entre les approches analytique et systémique. Cette synthèse est accomplie par les sciences de la complexité regroupant ce qu'on appelle la théorie du chaos et celle de l'auto-organisation C'est une approche unifiée qui dégage les grandes constantes de la nature La nouvelle approche propose des moyens d'agir sur la complexité. Elle tente d'expliquer comment se réalise la transition entre une organisation d'un niveau donné et celle dont elle constitue les éléments de construction

    19: Une forme nouvelle de compréhension de la nature est en train de naître de l'utilisation de ces outils: comprendre par la synthèse plutôt que par l'analyse. L'explication signifiante s'éloigne avec l'analyse. En revanche, comprendre par la synthèse - éventuellement avec l'assistance de l'ordinateur- comment les éléments se combinent dans des ensembles plus complexes, ou comment l'évolution généralisée naît de ces interactions, nous rapproche de la nature.

    20: Un des grands défis du troisième millénaire sera pour l'humanité la construction réfléchie et consciente de son partenaire symbiotique l'homme du futur sera simplement l'homme symbiotique , en partenariat étroit -s'il parvient à le construire- avec le système sociétal qu'il a extériorisé à partir de son cerveau, de ses sens, de ses muscles

    21: Après l'homo sapiens cherchant par son intelligence à dominer les espèces vivantes, l'homo faber maîtrisant outils et machines, ou encore l'homo economicus , consommateur et prédateur, voici venu le temps de l'homme symbiotique vivant en harmonie avec un être plus grand que lui

    23: Enfin, même si l'accent est mis sur les avancées technologique permettant l'émergence des fonctions vitales du cybionte, je n'oublie pas l'influence des religions, des inégalités économiques et sociales, de la peur, de la violence, de la maladie, de la faim, de la guerre notre vision du monde est faussée par le reflet médiatisé de son évolution. Catastrophes, drames sociaux, drogues, épidémie en sont les formes les plus visibles, démotivant parfois et décourageant souvent l'exercice salutaire de la responsabilité

    C'est à une vision optimiste d'un monde à inventer que je vous invite.


    1ère partie: Un vision unifiée de la nature et de la société

    1. Des molécules, des insectes et des hommes

    28: Jusqu'à une date récente, notre gestion du monde est restée sourde et aveugle aux grands courants qui façonnent l'écosphère, la biosphère et la techno sphère

    Ces grandes forces sont celles de la nature: lois et règles de l'auto organisation, de l'autocatalyse, de l'exclusion compétitive, de la hiérarchie des niveaux de complexité, de la dynamique des évolutions ou de la sélection naturelle. Elles ont produit le monde, des atomes aux molécules et des cellules aux espèces vivantes

    29: De même, la dynamique des systèmes sociaux ne peut seulement reposer sur des lois humaines ; elle doit aussi tenir compte des lois générales de la nature que la science commence désormais à comprendre et à mettre en oeuvre.

    30: Voici quelques exemples:

    Les grandes fonctions de la vie, de l'économie, de l'écosystème reposent sur les mêmes types de structures: des réseaux de communication fluides et adaptables, des cycles énergétiques, des circulations d'informations et de matériaux, des interfaces transactionnelles, des boucles de régulation Pourquoi de telles similitudes entre des domaines si divers?

    La nature utilise les mêmes règles d'assemblage pour construire des structures de complexité croissante: la recombinaison de modules élémentaires devenant les éléments de construction des niveaux supérieurs Pourquoi une telle économie de moyens?

    Les être vivants se développent dans une zone étroite de grandeurs physiques et chimiques Qui a fixé les thermostats, réglé les régulateurs, défini les compositions idéales?

    Certaines formes, structures ou fonctions émergent d'un ensemble d'autres formes, structures ou fonctions en compétition Pourquoi de telles réussites ?

    Les ordinateurs et les réseaux de communication connaissent une évolution accélérée Qui a fixé les normes et les règles d'une telle évolution?

    Des réponses à ces questions de fond peuvent être apportées par les sciences de la complexité

    31: Il existe dans la nature des molécules qui possèdent une propriété particulière: les catalyseurs. Elles accélèrent certaines étapes de leur propre assemblage. Les molécules suivantes se fabriquent donc beaucoup plus vite que les premières Une boucle de rétroaction positive se met en place: c'est l'autocatalyse.

    32: Un tel phénomène intéresse non seulement la biologie, mais aussi l'économie, mais les économistes ont mis un certain temps à découvrir sa généralité L'occupation exclusive d'un secteur par autocatalyse et auto sélection de tels produits ou services est appelé réaction de lock-in . Exemple du fax: plus le nombre de fax s'accroît, plus la valeur d'usage de chaque fax augmente La boucle d'amplification s'amorce.

    33: Le phénomène de verrouillage par autocatalyse et auto sélection met en évidence de nombreux aspects des processus généraux d'émergence de la complexité: variations, mutations Il démontre qu'en inversant (ou en croisant) des boucles de rétroaction on peut passer d'une situation de rendements décroissants à une situation de rendements croissants: une règle d'or dans la gestion des systèmes complexes pour débloquer des situations inextricables. (suit l'anecdote du prince et de ses 2 fils)

    35: La nouvelle vision du monde issue des travaux sur la complexité permet de rapprocher la méthode analytique et l'approche systémique.

    36: L'analyse cartésienne a conduit à l'essor de la science, de la technique et de la société. Mais elle a des effets pervers. Elle sépare et isole, disperse et émiette

    37: La méthode analytique a fait éclater la complexité du monde en une succession de disciplines Indispensable pour fonder la science, la démarche analytique ne suffit plus pour expliquer la dynamique et l'évolution des systèmes complexes

    Complémentaire de l'approche analytique, la méthode systémique recombine le tout à partir de ses éléments en tenant compte du jeu de leurs interdépendances et de leur évolution dans le temps.

    38: La systémique n'envisage jamais un élément isolé, mais toujours en relation avec le niveau qui le précède, celui qui le suit et son environnement global Elle considère également les réseaux de régulation au sein desquels des informations sont renvoyées au système pour lui permettre d'adapter son fonctionnement aux contraintes La systémique intègre la durée

    39: L'action systémique adopte une méthode combinatoire qui permet d'agir sur les systèmes en les modifiant par éléments distincts, mais relié L'interdépendance est plus importante que l'isolement, la complémentarité que l'exclusion. Alors que l'analytique a conduit à une logique d'exclusion, la systémique s'ouvre à une logique de la complémentarité.

    40: Approches analytique et systémique apparaissent ainsi plus complémentaires qu'antagonistes. De manière paradoxale, le lien entre elles a pour nom chaos. Le chaos: une organisation cachée?

    Un système complexe se caractérise par le nombre d'éléments qui le constituent par la nature des interactions entre ces éléments par la dynamique non linéaire de son développement

    41: La complexité peut naître d'interactions simples répétées des myriades de fois à partir d'éléments en constante interaction. Un changement minime peut être amplifié et conduire à des états de très haute organisation (ex. des nuages) Avec les ordinateurs, la compréhension et la simulation des processus d'auto-organisation deviennent possibles (ex. des structures fractales)

    44: Un des grands défis du monde moderne, dans les sciences comme dans la conduite des grandes organisations, est la maîtrise de la complexité Après l'infiniment grand et l'infiniment petit qui fondèrent la science moderne, l'infiniment complexe influence directement nos actions et notre vision du rôle de l'homme dans le monde Depuis une dizaine d'année émerge un prodigieux instrument d'observation de la complexité, et d'action sur ce troisième infini: l'ordinateur Sans un tel sociocatalyseur , les sociétés humaines ne pourraient fonctionner à des rythmes accélérés

    45: L'ordinateur est ainsi devenu le macroscope du troisième infini. Désormais, ce n'est plus un symbole, mais une réalité. Et cette réalité est en train de bouleverser notre vision du monde.

    47: L'ordinateur-macroscope fait ainsi émerger progressivement une théorie générale des systèmes complexes.

    La règle de base ainsi mise en lumière et dont la signification est profonde peut s'exprimer de la manière suivante: une multitude d'individus agissant en parallèle et de manière simultanée à partir de règles simples peut faire émerger un comportement collectif intelligent susceptible de résoudre les problèmes globaux qui se posent à la communauté (suit l'exemple des boïds ou le vol des étourneaux, puis celui du comportement des fourmis, enfin celui des abeilles).

    55: On retrouve dans ces mécanismes décisionnels les propriétés générales de rétroaction positive, d'autocatalyse, d'amplification et d'autosélection également à l'oeuvre dans les sociétés humaines (marché, manifestation, modes, paniques collectives)

    Les interactions directes et indirectes entre les individus et avec l'environnement remplacent les plans d'action. La mémoire du groupe, son modèle de coordination, est l'environnement dans lequel il évolue. Un environnement-mémoire imprégné de marqueurs physiques ou chimiques résultant des activités de la collectivité.

    Cette approche semble pouvoir s'appliquer de façon pertinente aux sociétés humaines afin d'éclairer la vision prospective des formes possibles de leur organisation.

    56: Lorsque des multitudes d'agents sont en interaction (molécules, insectes ou acheteurs dans un marché), plusieurs types de situations peuvent émerger. Dans un premier cas, les turbulences résultant de ces interactions sont trop fortes. Des structures se forment, mais se détruisent aussi vite qu'elles se construisent. Les associations qui se créent peuvent aussi conduire à un ordre rigide et sclérosé, inhibant toute forme ultérieure d'évolution et d'adaptation. Mais il peut aussi se former une zone instable de transition entre ordre et turbulence. Dans cette zone particulière peuvent apparaître des structures organisées, s'amorcer des chaînes, des cycles

    Il semble que ce soit là, dans cette zone de transition particulière, en bordure du chaos , que la complexité puisse naître, et les organisations, systèmes et réseaux croître et se développer.

    57: Les sciences de la complexité, sciences du XXIe siècle, peuvent nous aider à penser le futur des sociétés humaines à un siècle et au-delà. La combinaison de la rationalité (ou de l'irrationalité) politique avec les grandes constantes de la nature crée une tension permanente en bordure de l'ordre idéal et de la turbulence stérile. C'est dans cette niche particulière que peuvent naître les phénomènes spontanés d'auto-organisation et d'accélération. C'est à ce point précis que la capacité d'adaptation et d'efficacité est la plus grande. A nous de comprendre comment s'y maintenir, afin de coévoluer avec le monde que nous avons créé et l'écosystème planétaire. A nous d'exploiter ses propriétés pour assurer une symbiose riche de signification avec le cybionte en train de naître.

    58: Je voudrais tenter d'enrichir ces approches en leur intégrant l'apport de la théorie du chaos et des sciences de la complexité Je propose de l'appeler: théorie générale de l'auto-organisation et de la dynamique des systèmes complexes de manière plus concise, je propose le terme de symbionomie pour décrire l'ensemble des phénomènes couverts par cette théorie. Je définis la symbionomie comme l'étude de l'émergence des systèmes complexes par auto organisation, auto sélection, coévolution et symbiose.

    59: Une des voies privilégiées de l'évolution symbionomique est la symbiose je considère indistinctement des symbioses se réalisant dans le monde dit naturel , avant l'intervention de l'homme et des symbioses intervenant depuis son apparition, dans le monde dit artificiel , celui des machines, des organisations

    Les éléments suivants m'apparaissent fondamentaux: agents, liaisons, reproduction, renforcement, réseau, chaos, amplification, auto sélection, organisation, émergence, transmission et symbiose.

    61: L'évolution symbionomique est une évolution généralisée s'étendant des particules élémentaires aux sociétés humaines elle n'est pas linéaire, ni même en accélération unidimensionnelle. Elle se produit de manière multidimensionnelle au sein de bulles temporelles contemporaines, mais présentant des densités, des qualités différentes du temps elle peut être représentée par une trajectoire en spirale: à chaque cycle (auto organisation, coévolution, symbiose, émergence) correspond un nouveau degré dans la complexité et le passage à un niveau hiérarchique supérieur.

    62: Dans l'optique symbionomique, il devient possible de retracer les phases essentielles de l'émergence sur la planète d'une nouvelle forme de vie, une macro-vie, dont l'homme, cette fois, n'est pas le point d'aboutissement évolutif, mais la cellule de départ et le catalyseur.

    2. Naissance du cybionte: les nouvelles origines de la vie

    63: L'homme participe à la naissance d'une autre forme de vie terrestre La symbionomie permet de dégager les grandes étapes de l'origine des premières cellules vivantes et de les comparer aux étapes en cours d'émergence d'une macrocellule vivante planétaire, le cybionte.

    Au cours d'une première étape, les molécules de gaz (méthane, ammoniac, hydrogène, ) se sont recombinées entre elles sous l'effet des radiations UV riches en énergie La deuxième étape se produit dans les océans et des lagunes peu profondes, grâce à des réactions chimiques catalysées par des métaux en solution ou par de l'argile. Ces molécules plus complexes (acides aminés, sucres ) s'associent, grandissent, prolifèrent, conduisent de l'énergie à distance, s'auto-organisent La troisième étape voit s'amorcer des réactions d'autocatalyse et d'émergence de réseaux autocatalyptiques Peu à peu se construisent les rudiments d'un métabolisme de l'énergie et des matériaux ainsi que d'un système de codage et de mémorisation de l'information (protéines, ARN, puis ADN) La quatrième étape est celle de la naissance des grandes fonctions caractéristiques des êtres vivants: d'abord la fermentation puis la photosynthèse enfin la respiration (la divergence entre végétaux et animaux se creuse et leur symbiose se renforce) La cinquième étape conduit à la naissance des cellules et des organismes multicellulaires. Les cellules évoluées résultent d'une symbiose: des micro-organismes primitifs viennent vivre en association avec un hôte garantissant leur protection et auquel ils apportent des centrales de production d'énergie et des moteurs de locomotion

    65: De manière surprenante, la naissance du cybionte retrace les grandes étapes de l'origine de la vie. Autoconservation, autocatalyse, métabolisme de l'énergie, codage de l'information, autorégulation, réseaux de communication, socialisation par construction d'entités de niveau supérieur constituent les étapes fondamentales de l'évolution symbionomique. La complexification progressive des systèmes vivants se réalise par recombinaison de briques de base Il en va de même dans les sociétés humaines On constate ensuite que la vie a connu dès son origine une crise majeure, comparable à la crise de l'énergie qui guette désormais les sociétés humaines (suit la description de cette crise subie par les premiers micro-organismes, crise surmontée grâce à la photosynthèse) Enfin, il est manifeste que la composition de l'atmosphère a été profondément modifiées par les être vivants. D'abord composée de méthane, d'hydrogène et d'ammoniac, elle s'est progressivement enrichie en oxygène et en gaz carbonique D'une manière analogue, les sociétés humaines sont aujourd'hui engagée dans un processus majeur de modification des conditions de leur environnement et du climat de la planète

    66: Comme les micro-organisme et les premières cellules avec leur écosystème, l'espèce humaine coévolue désormais avec la biosphère et l'écosphère, ses environnements naturels, ainsi qu'avec la technosphère La coévolution est un des grands principes de l'évolution symbionomique, le processus par lequel la matière s'organise en structure et fonctions de plus en plus complexes

    67: L'homme est aujourd'hui engagé dans une coévolution avec son environnement animal, végétal, écologique au sens large, mais aussi avec les machines, les systèmes et les réseaux qu'il a créés

    68: Bien entendu, on ne peut transposer directement à l'homme certaines des règles à l' oeuvre dans le cadre de la fourmilière ou de la ruche. Le libre arbitre de l'homme, sa capacité de rationalité et d'irrationalité introduisent des degrés de liberté qui modifient radicalement les données Mais le processus est de même nature: la coévolution d'un macro-organisme sociétal avec son environnement, incluant les artefacts qu'il crée pour s'adapter et le transformer La culture et la technique coévoluent dans la société des hommes

    69: La coévolution conduit à l'émergence progressive des fonctions vitales du cybionte. Je propose de rassembler en trois grands secteurs interdépendants les structures et fonctions de cette vie encore primitive: la maîtrise de l'énergie, des matériaux et des échanges par l'industrie et l'économie; la manipulation bioécologique de l'environnement par l'agriculture, les biotechnologies et l'urbanisation; la conquête de l'information par l'écriture, l'imprimerie, l'ordinateur et les réseaux de communication Chacune de ces trois étapes représente la mise en place de grandes fonctions vitales de maintien et de développement du macro-organisme planétaire: la génétique , la physiologie , et la neurologie du cybionte. Comme pour toute forme de vie se manifestent les propriétés fondamentales d'autoreproduction, d'autoconservation et d'autorégulation Ces trois fonctions vitales correspondent aussi à trois révolutions fondamentales accomplies par l'humanité au cours de son évolution: la révolution industrielle avec pour symbole l'automobile, la révolution biologique avec la maîtrise de l'ADN et la révolution informatique avec l'apparition du microprocesseur.

    70: Révolution industrielle: du charbon à l'automobile. L'homme a d'abord vécu du revenu de la Terre sans toucher au capital Puis l'homme utilise une énergie concentrée, le capital de la Terre, sous forme de ressources non renouvelables

    71: L'automobile est la parfaite illustration de la coévolution entre l'homme et ses machines (suit la description de cette coévolution)

    73: Révolution biologique: de la ferme agricole à la maîtrise de l'ADN. La coévolution entre l'homme, la biosphère et l'écosphère se matérialise dans l'agriculture et dans le paysage La manipulation de l'environnement s'est faite, dans un premier temps, par des biotechniques empiriques, puis par les biotechniques rationnelles. Les biotechnologies sont nées avec la fabrication du vin, de la bière, du fromage Une symbiose naturelle s'est établie pendant des millénaires entre les hommes et leur écosystème. La ferme est l'unité symbiotique de survie de l'humanité la plus répandue sur Terre.

    74: La révolution biologique vient prendre le relais de celle de la physique et de la chimie qui ont permis de créer les machines et les matériaux de la société du XXe siècle. En trente ans, la capacité de manipulation du vivant par l'homme a fait un saut tel que le savoir des biologistes se transforme en pouvoir planétaire.

    75: D'extraordinaire outils et machines moléculaires furent mis au point: enzymes-ciseaux pour découper l'ADN; enzymes-colle Les grands enjeux de la biologie des années à venir sont le traitement du cancer et du Sida, la compréhension des mécanismes du vieillissement et du fonctionnement du cerveau L'ensemble des biotechnologies doit être vu sous l'angle d'un système planétaire d'échanges, de compétition, d'alliance et de percées fulgurantes. Il se développe à une vitesse accélérée, s'autocatalyse par croisement d'innovation et de savoir-faire

    76: Le mariage en cours de la biologie et de l'informatique annonce une ère nouvelle de la bioélectronique et des interfaces directes entre le cerveau de l'homme et les machines à traiter l'information. Une étape déterminante pour la naissance du cybionte.

    Révolution informatique: de l'écriture au microprocesseur. Une autre révolution commence avec le codage de la pensée humaine dans l'écriture: celle de l'information A la différence des sociétés de l'énergie, les sociétés centrées sur la conquête et la distribution de l'information sont décentralisées, réticulaires, organisées en modules autonomes

    77: Alors que l'autoroute et l'automobile sont des espaces de transition pour se rendre d'un point à un autre, les inforoutes et les ordinateurs personnels abolissent le temps et l'espace. L'ordinateur connecté aux inforoutes est la porte d'entrée du cyberespace, l'espace-temps contracté du cerveau planétaire.

    La révolution mécanique et la révolution biologique vont s'intégrer à la plus rapide et à la plus riche de conséquences des coévolutions en cours: celle de l'informatique et de la communication

    79: L'hybridation des technologies est un autre facteur d'accélération de la coévolution entre l'homme et les machines à traiter l'information. Plusieurs filières technologiques convergent en un seul appareil

    L'essor du multimédia, des autoroutes électroniques, de la télévision interactive, des réseaux interpersonnels de communication informatisée planétaire est le signe d'une profonde révolution de l'image. Je l'appelle médiamorphose.

    Elle représente une des formes les plus significatives de l'émergence des fonctions vitales du cybionte. Nous sommes en train d'assister -et de participer de l'intérieur - à la construction du système nerveux et du cerveau planétaire du macro-organisme sociétal. La médiamorphose présente toutes les caractéristiques des processus chaotiques générateur d'organisation: autocatalyse, autosélection, fermeture temporelle et spatiale d'un système technologique hybride en coévolution avec son environnement

    81: La numérisation, et la circulation des bits d'information dans les réseaux, est analogue à la révolution créée par l'instauration de la monnaie dans les réseaux de l'économie Aujourd'hui, la numérisation, en démultipliant les réserves de temps et de connaissances, conduit malheureusement à l'explosion du chômage mondial. Un constat récent qui contredit bien des thèses antérieures

    82: L'aspect le plus significatif de cette évolution est aujourd'hui l'essor du multimédia Ainsi fusionnent en un seul secteur du tout numérique les quatre formes principales de la communication humaine: l’écrit, l'audiovisuel , les télécommunications et l'informatique

    83: Plutôt que multimédia, qui représente une juxtaposition de supports, je préfère appeler ce secteur unimédia. En effet, l'unimédia est un nouveau langage de communication pour les années 2000, et le multimédia en est le moyen.

    84: Au coeur de la médiamorphose, un réseau planétaire en cours d'autosélection servira d'exemple et de fil directeur: c'est Internet, le réseau des réseaux.

    86: Internet est un réseau spontané, émergent, en coévolution accélérée avec son environnement humain. Il est chaotique, anarchique, totalement décentralisé. Aucune administration centrale ne le dirige, personne ne le possède et plus personne ne peut arrêter son développement!

    89: Les règles d'Internet peuvent être résumées de la manière suivante: même protocole TCP/IP l'information circule par paquets standardisés, de manière chaotique si les protocoles ne sont pas respectés par un réseau, il est aussitôt déconnecté par ses voisins chacun paye pour sa maille de réseau chaque noeud du réseau bénéficie du fonctionnement de l'ensemble du réseau chaque usager doit respecter un code de bonne conduite ( Netiquette ) Grâce à ces règles simples, Internet est devenu un méta ordinateur planétaire de plus en plus intelligent

    90: On assiste aussi avec Internet à l'émergence d'une nouvelle forme d'échange économique: chaque agent est rémunéré en information plutôt qu'en monnaie.

    91: Vers la synthèse de la vie? Tandis que se poursuivent les coévolutions créatrices entre l'homme, la biosphère, la technosphère et l'écosphère, un nouvel espace d'expansion apparaît. Il s'agit de la création de nouvelles formes de vie, étape surprenante et audacieuse de l'évolution de la vie sur Terre. Une condition nécessaire à l'émergence d'une macro-vie planétaire.

    92: On considère des systèmes complexes emboîtés, faits de multiples éléments en interaction. La vie est une propriété émergente résultant de ces interactions et de leur degré de complexité. Elle n'est pas contenue dans les molécules mais émerge de l'ensemble des interactions et de la dynamique du système.

    Le télescope nous a permis d'abandonner le géocentrisme Le microscope nous a libéré de notre anthropocentrisme L'ordinateur-macroscope va nous permettre de quitter notre biocentrisme en éliminant les frontières entre naturel et artificiel, entre inanimé et animé L'ordinateur-macroscope, en rendant la complexité compréhensible et en autorisant des expériences informatiques, est le catalyseur qui rend possible la synthèse de nouvelles formes de vie.

    93: Plutôt que de tenter de comprendre la vie en la décomposant en éléments toujours plus simples, l'ordinateur nous aide à construire des systèmes réels ou simulés ayant les qualités du vivant Pour étudier cette nouvelle relation entre l'homme et ses créatures, une discipline est née: la vie artificielle. Je propose de l'appeler néobiologie et de l'illustrer par trois secteurs représentatifs: l'origine de la vie, l'évolution numérique et la robotique.

    94: Les travaux sur l'origine de la vie font partie des recherches générales sur les processus d'auto-organisation des systèmes complexes Grâce à l'aller-retour entre simulation sur ordinateur et synthèse en laboratoire, les chercheurs étudient la génération des systèmes complexes, de cycles, de boucles, et de réseaux moléculaires capables de s'autoconserver

    L'évolution numérique est un des secteurs les plus fascinants de la néobiologie. Ce principe consiste à laisser évoluer spontanément des populations de programmes informatiques en compétition pour trouver la solution la mieux adaptée à un problème donné L'évolution numérique repose sur des séquences de programmes susceptibles de former des branchements et de se greffer les uns sur les autres. Comme des virus informatiques (et l'ADN), ces séquences peuvent se dupliquer, se découper, se recombiner

    95: La découverte de la simplicité conceptuelle et de l'efficacité des algorithmes génétiques a conduit les biologistes et les chimistes à appliquer les mêmes principes à la sélection des molécules biologiques à usage pharmaceutique

    96: Avec l'ordinateur, les cycles biologiques ou technologiques de mutation-invention / sélection-amplification sont accélérés à un degré tel que naissance, reproduction, survie, transmission ramenées à des dizaines de millions d'instructions par seconde, se déroulent, génération après génération, en quelques minutes.

    97: A la manière des virus biologiques qui doivent infecter des cellules dont ils détournent la machinerie biologique et le métabolisme à leur profit, les virus informatiques ont besoin de l'environnement et du métabolisme de l'ordinateur pour se reproduire

    L'approche robotique par la vie artificielle est pleine de promesses

    98: Le but de l'approche néobiologique appliquée à la robotique est donc de construire des systèmes de régulation intelligents, au sein desquels de nombreux modules individuels génèrent une partie du comportement d'ensemble (suit l'exemple des mini-robots de Rodney Brooks et son équipe du MIT).

    99: La néobiologie apparaît comme un domaine de pointe de la compréhension des systèmes complexes Elle ouvre ainsi d'autres espaces de connaissance vers des formes différentes de vie, créées à l'origine par l'homme mais se développant avec leur propre dynamique. Un nouveau tissu, d'abord mécanique, puis bioélectronique se développe autour de l'homme, le liant au macro-organisme sociétal qu'il contribue à faire émerger. Une sorte de tissu conjonctif, digestif, nerveux d'un embryon planétaire gigantesque se construisant progressivement sous nos yeux Il amorce ainsi une symbiose qui l'englobe plus largement et fait émerger un organisme d'un niveau de complexité supérieur. En association étroite avec lui naît, en même temps, par coévolution, l'homme symbiotique.

    2ème partie: Vers l'homme symbiotique

    3. Les neurones de la Terre

    103: L'homme se transforme progressivement en neurones de la Terre , intégré au système nerveux qu'il a créé Le mouvement vers l'homme symbiotique est engagé. Notre responsabilité collective est désormais de le guider vers une forme de symbiose sociétal respectant la vie, l'homme et sa liberté. Pour mieux comprendre les enjeux de cette nouvelle étape, je considère d'abord les mécanismes de base du phénomène de symbiose; ensuite les interfaces biomécaniques entre l'homme et les machines; enfin la relation directe entre le cerveau humain et les ordinateurs, condition déterminante de la symbiose planétaire par l'intermédiaire des réseaux de communication.

    104: On peut définir la symbiose de la manière suivante: une association se réalisant au bénéfice mutuel de deux (ou plusieurs) organismes différents.

    Il existe d'autres types d'associations, comme le commensalisme ou le parasitisme L'homme est à la fois un commensal et un parasite pour certaines fonctions de la Terre Sans relations symbiotiques, la vie sur terre n'existerait pas. Les plantes ont besoin des animaux qui ont besoin des plantes. Les hommes se nourrissent de protéines fabriquées par des légumineuses vivant en symbiose avec des microbes fixateurs d'azote

    Les travaux actuels conduisent à penser que l'origine de la cellule des êtres vivants est de nature symbiotique Les cellules évoluées qui composent notre organisme renferment un noyau contenant de l'ADN. De minuscules centrales internes fabriquent l'énergie dont les cellules ont besoin. On les appelle les mitochondries. Quant aux cellules des plantes vertes, elles disposent de capteurs solaires internes contenant de la chlorophylle. Ce sont les chloroplastes. On sait aujourd'hui que les mitochondries sont d'anciennes bactéries et les chloroplastes d'anciennes algues venues vivre en symbiose (on dit endosymbiose) au sein d'une cellule-hôte. En échange du gîte et du couvert, elles lui fournissent l'énergie qui la fait fonctionner

    108: Une critique peut être faite à propos du type d'association existante entre l'homme et le monde artificiel résultant de ses inventions. Une telle association ne serait pas de nature symbiotique Considérée sous l'angle de la macrobiologie, la symbiose entre l'homme et les automobiles est particulièrement éclairante. L'homme entretient un parc de 500 millions de véhicules, extrait l'énergie qui les nourrit, construit des routes pour leur circulation, des garages pour leur réparation et des usines pour leur reproduction. En échange du maintien et de la reproduction de l'espèce automobile, les voitures retournent aux hommes vitesse de déplacement accrue, efficacité d'action Elles sont aussi génératrices de maladies du corps social, de dangers et de pollutions pour l'organisme planétaire. Comme des partenaires symbiotiques se transformant en parasites, elles mettent en danger l'avenir de l'écosphère

    109: L'ordinateur et les robots vont suivre la même voie (suit la description de cette évolution)

    111: Pour connecter les cerveaux des hommes aux ordinateurs et aux réseaux, il faut des synapses d'un nouveau genre Le cerveau étant de nature biologique et les ordinateurs de nature électronique, une interface bioélectronique est désormais nécessaire

    112: Il existe des traducteurs désormais ubiquitaires qui resserrent davantage encore les liens entre les utilisateurs et les machines électroniques

    113: La télécommande infrarouge du téléviseur a bouleversé en quelques années, et dans le monde entier notre façon de consommer des images et de l'information Grâce à la souris, l'ordinateur devient pilotable, comme une voiture.

    Le modem est une sorte de synapse réunissant deux mondes: celui des ordinateurs et celui des téléphones

    114: Sans modem, il n'y aurait ni Minitel, ni fax, ni réservation de places d'avion. Le modem est la synapse universelle du système nerveux planétaire.

    Les prochaines étapes de convivialité passent par la reconnaissance de la parole, la compréhension de la signification des phrases, et même des gestes et des physionomies des utilisateurs Les interfaces les plus naturelles de l'hommes avec ses semblables sont la paroles, l'écriture, l'observation du visage, de l'aspect extérieur, des attitudes

    116: Au cours de ces dernières années, l'ordinateur s'est ainsi progressivement dotés d'organes semblables à ceux des sens Peu à peu l'ordinateur apprend l'homme. La symbiose homme/ordinateur se fait ainsi plus profonde et plus subtile

    117: L'homme a toujours rêvé de transmettre sa pensée par télépathie ou d'acquérir de nouveau sens permettant de voir l'invisible, de détecter des forces ou des impulsions qu'il ne sait encore percevoir. Avec l'avènement de la bioélectronique, ces rêves vont devenir une réalité

    118: Le regard est chargé de significations et la précision de la zone observée est extraordinaire. Les pilotes ont été parmi les premiers à expérimenter les suiveurs de regard Si le pilote fixe pendant une durée plus longue telle partie du tableau de bord, l'ordinateur accorde à ce regard l'équivalence d'un contact sur une touche

    119: Déjà, des hommes communiquent avec le monde extérieur par l'intermédiaire des ondes de leur cerveau transmises à un ordinateur (suivent des exemples)

    121: La voie la plus évoluée de communication bioélectronique est sans nul doute l'interprétation par l'ordinateur d'une forme rudimentaire de la pensée humaine Mais, pour réaliser l'interface ultime, il faut de nouveaux circuits ultraminiaturisés et éventuellement biocompatibles. Ces circuits moléculaires sont en train de naître.

    122: On assiste aujourd'hui à la célébration d'une union qui promet d'être féconde: celle de la biologie et de l'informatique J'ai proposé de l'appeler biotique Son avènement a été rendu possible ces dernières années par les progrès réalisés en biologie, physique du solide, chimie organique, microélectronique, robotique et nanotechnologie

    123: L'électronique moléculaire -utilisation de dispositifs moléculaires pour traiter l'information- représentera la troisième grande étape de l'évolution de l'informatique (tubes électroniques, puis transistors, enfin électronique moléculaire)

    124: Les assemblages supramoléculaires, composés d'une grandes quantité de molécules interconnectées, existent en abondance dans les cellules Ces assemblages sont faits d'un empaquetage extrêmement dense d'éléments de construction: jusqu'à un million de milliards par millimètre carré, alors que les techniques les plus perfectionnées de la micro-électronique moderne atteignent à peine un million d'éléments par millimètre carré Grâce au génie génétique et à la chimie organique, il devient possible de fabriquer des composants dotés de propriétés spécifiques, des transistors en plastique, et même des biopuces connectables aux organismes vivants.

    Les circuits biotiques de l'avenir seront fabriqués à partir de techniques révolutionnaires. L'une d'entre elles, parmi les plus prometteuses, est l'auto-assemblage de structures organisées

    125: L'usinage classique intervient du haut vers le bas On découpe, taille, enlève de la matière Dans la nouvelle approche, on agit du bas vers le haut Pour la première fois, il deviendra possible de faire croître un circuit comme croît un cristal. Pour cela les chercheurs devront maîtriser plusieurs étapes déterminantes. D'abord, produire des commutateurs moléculaires fiables Ensuite, fabriquer des mémoires moléculaires réversibles Autre étape: le montage de ces commutateurs, mémoires et fils dans des structures ou réseaux organisés il faudra être en mesure de réparer ces systèmes

    127: Les nouveaux sens de l'homme symbiotique A quoi va ressembler l'homme du futur?

    128: Je préfère considérer l'homme, la société et la technosphère comme un ensemble coévolutif. Pour moi, l'homme du futur sera l'homme symbiotique. Peu différent physiquement et mentalement de l'homme du XXe siècle, mais disposant grâce à ces connexions biologiques, psychologiques ou biotiques avec le cybionte d'extraordinaires moyens de connaissance et d'action L'émergence de la biotique laisse augurer d'interfaces encore plus intimes entre l'homme et ses machines conduisant, notamment, à la création de nouveaux organes et de nouveaux sens.

    129: Ce que l'on appelle la révolution de la communication est en fait la préhistoire d'une phase qui va se dérouler pendant la première décennie du XXIe siècle.

    131: On peut dès lors envisager les prochaines étapes de la communication entre l'homme et le cybionte. Deux voies s'ouvrent désormais: l'approche invasive et les interfaces non invasives. A la première appartiennent les électrodes, implants, ou modules enfichables introduits dans le corps, comme un pacemaker ou une prothèse auditive profonde. A la seconde, les nouveaux outils de communication de la réalité virtuelle: visiocasques, gants

    133: Grâce à la réalité virtuelle, j'ai traversé des murs, survolé des paysages, ouvert des boîtes magiques Ce monde étrange et inquiétant qui s'ouvre à notre esprit crée une situation radicalement neuve dans l'évolution de nos modes de communication. Il représente une étape déterminante dans l'avènement du cerveau planétaire.

    134: Cette technique de communication consiste à créer, grâce à l'ordinateur, des espaces virtuels dans lesquels des opérateurs peuvent se déplacer et agir sur un environnement reconstitué en images de synthèse. Ce voyage repose sur trois aspects: l'immersion, l'interactivité et la navigation.

    135: La réalité virtuelle s'applique à des domaines très divers: à l'aérospatiale à l'armée à la robotique à la médecine à l'éducation à l'art à la finance

    136: Grâce à l'interface virtuelle, les informations circulent dans les deux sens entre l'homme et l'ordinateur, ce qui fait de la réalité virtuelle la première interface biotique non invasive et totalement interactive.

    137: La réalité virtuelle est bien plus qu'une simple technique de communication. C'est une porte ouverte sur de nouveaux espaces Le mariage de la réalité virtuelle et de la biotique conduira à l'interface ultime entre le cerveau de l'homme et celui du cybionte. L'homme pourra alors accéder à un nouvel univers intérieur. A la relation entre réel et imaginaire viendra s'ajouter la relation réel, imaginaire et virtuel. Un univers intérieur partagé, constituant l'embryon d'une co-conscience planétaire poursuivant sa vie propre malgré l'existence limitée des consciences symbiotiques qui la constituent.

    138: Les cyberespaces à venir promettent une information pléthorique Se repérer, naviguer, surfer dans ces réseaux, accéder à ces services va constituer une mission impossible pour un pauvre cerveau biologique isolé. Il lui faut un ange gardien, un bon génie, un majordome infatigable, un assistant intellectuel zélé et fidèle. En d'autres termes un agent intelligent Cette curieuse expression désigne des programmes experts jouant le rôle d'assistance électronique permanente

    139: Après une période de rodage et d'expérience partagée avec leur patron, ils apprennent à exécuter automatiquement des tâches de routine Des agents pourront également sélectionner des programmes de films ou de télévision, lire des journaux et signaler à leur patron un article intéressant (suit la description des agents Oliver et Sarah)

    142: Les agents vont rapidement constituer une nouvelle population d'êtres virtuels De même que les interfaces invasives et complexes avec l'homme feront place aux interfaces virtuelles moins contraignantes, de même les agents, nouveaux robots virtuels, peupleront les cyberespaces, hypermédias et autoroutes de demain

    143: Le réseau mondial Internet est l'ébauche des nouveaux cyberespaces collectifs dans lesquels circuleront clones virtuels, agents intelligents et sans doute virus et autres parasites électroniques infectant les réseaux.

    4. La vie quotidienne du cybionte

    145: L'espèce humaine est engagée dans un défi sans précédent: construire de l'intérieur un organisme vivant d'un niveau d'organisation supérieur à celui de sa propre entité. Un organisme appelé à devenir son partenaire symbiotique. Aucune approche politique, philosophique ni même religieuse ne l'a préparé à cette tâche titanesque qui met en question la souveraineté de l'homme et la portée de son action sur le monde.

    La métaphore du cybionte est utile pour se représenter la globalité des phénomènes considérés. Établissons, un instant, une comparaison entre la Terre et le cybionte. La planète est une machine cybernétique autorégulée dont le fonctionnement rappelle celui d'un organisme.

    146: Ce modèle (appelé Gaïa par James Lovelock) a permis de regrouper autour d'un même concept fédérateur de nombreux éléments appartenant à des disciplines différentes. Le cybionte, lui, est au macro-organisme sociétal ce que Gaïa est à l'écosystème planétaire Il existera donc plusieurs macro-organismes constituant des sous-ensembles du cybionte. Et même plusieurs cybiontes vivant dans des temps différents Pour simplifier, je considère donc le cybionte comme un organisme planétaire unique.

    148: Comme tout organisme vivant, le cybionte assure, par l'intermédiaire des hommes et des machines, ses grandes fonctions de base: autoconservation, autorégulation et autoréparation

    149: Les tissus vitaux du macro-organisme planétaire sont différenciés à l'image de ceux d'un organisme vivant Un réseau de distribution capillarisé jusqu'à chaque foyer sert aux transferts d'énergie, de matériaux et d'information. La circulation interne du cybionte ressemble à celle d'un organisme vivant Le système digestif du cybionte transforme des matériaux complexes en substances simples utilisables par son métabolisme ou stockées pour une utilisation ultérieure Le système digestif du cybionte ne fonctionne pas encore dans le cadre d'une association symbiotique avec Gaïa: les déchets sont enkystés dans des décharges ou polluent des zones entières de la planète Le cybionte est constitué d'une multitude de mécanismes ou de systèmes de défense imbriqués, assurant le maintien de ses structures. La ville est un système de protection

    150: Les systèmes de communication planétaires liés aux ordinateurs forment l'ébauche du système nerveux et du cerveau du cybionte Le couplage de l'électronique et de la mécanique est une forme hybride de régulation des flux d'énergie d'information et de matériaux ou des grands cycles de relation avec Gaïa, l'écosystème planétaire.

    151: L' il et l'oreille planétaires des médias audiovisuels, les capteurs météo et de télémesure deviennent progressivement de véritables sens de la Terre. La vie du cybionte se manifeste aussi de manière trépidante et à un rythme accéléré par la frénésie des marchés, les soubresauts de la Bourse, les fluctuations des parités monétaires Je pourrais poursuivre des pages entières Ce n'est pas mon objectif, car les limites se font vite sentir. Mon souci premier c'est l'homme et surtout l'homme symbiotique. Comment vont s'articuler ses activités et s'exprimer sa liberté face aux contraintes de la vie du cybionte? Quels bénéfices peut-il retirer en retour du fonctionnement régulé et harmonieux du macro-organisme sociétal?

    152: C'est au sein de ces deux fonctions -l'une écosphérique, l'autre noosphérique- que naît, se développe et s'accélère, en ce moment même, la relation symbiotique entre l'homme créateur-acteur et le cybionte.

    153: Gaïa est malade. L'homme agit comme un parasite mettant en danger ses équilibres. L'effet de serre est la fièvre de Gaïa. Le trou dans la couche d'ozone, le cancer de la peau qui l'entoure. Les pluies acides ses maladies digestives. Considérant qu'une géophysiologie permet de rendre compte du fonctionnement global de Gaïa, on peut mettre en oeuvre une médecine de la Terre pour traiter ces maladies. Écologie et politiques de l'environnement sont ainsi reliées comme le sont la biologie et la médecine.

    154: La Terre n'est pas un bloc inerte de rochers habitée par des populations d'organismes vivants incapables de modifier leur environnement. Elle a une anatomie et une physiologie. Une naissance, un métabolisme et une évolution. La biosphère et l'ensemble de l'écosystème sont reliés par de multiples boucles et cycles de régulation constituant un système complexe indissociable

    155: Le principe fondamental du modèle Gaïa est le suivant: il s'agit de l'émergence de valeurs d'équilibre dynamique favorables à la vie et conditionnées par les être vivants eux-mêmes en coévolution avec leur environnement.

    156: C'est l'énergie solaire qui fait tourner les cycles de l'écosystème L'écosystème se compose de quatre domaines en interaction: l'eau (hydrosphère), l'air (l'atmosphère), la terre (lithosphère) et la vie (biosphère) Dans cette macromachine cybernétique -ou superorganisme- la biosphère joue le rôle d'un coeur activant la circulation des grands cycles biogéochimiques grâce à deux réactions simples. Il s'agit d'une part de la fixation de l'azote atmosphérique par les plantes légumineuses et sa transformation en ions ammonium (base de la fabrication des acides aminés et des protéines), d'autre part de la transformation par la photosynthèse du carbone minéral (CO2) en sucre

    157: L'économie de la biosphère repose sur la relation entre producteur consommateurs et décomposeurs Toutes ces fonctions sont régulées les unes par rapport aux autres dans le cadre d'un marché d'échanges et de transactions. Le marché de l'énergie, de l'information et des matériaux de construction. L'écologie est donc une économie de la nature, de même que l'économie est une écologie du système sociétal.

    L'économie est un système vivant. Personne ne l'a inventé: elle a émergé par autocatalyse d'un ensemble de réseaux en interactions et de cycles bouclés sur eux-mêmes qu'on appelle marché Écologie et économie sont les deux faces complémentaires (aujourd'hui encore antagonistes) d'un même système planétaire de survie, d'autoconservation et de développement, d'un système symbiotique embryonnaire entre écosphère et technosphère. L'un porte sur l'écosystème naturel (Gaïa), l'autre sur l'écosystème artificiel (le cybionte) créé par l'homme.

    158: La monnaie, en désynchronisant les temps des transactions, en délocalisant l'espace des échanges, a créé des conditions explosives de développement autocatalytique Ramenée à ses composants les plus simples, l'économie fonctionne comme un écosystème: une chute d'énergie fait tourner la machine en produisant du travail. De manière schématique, cinq grands domaines sont en interaction: les entreprises les ménages les administrations les organismes financiers et l'extérieur. A l'instar de l'écosystème, ces domaines sont reliés par des flux, représentent des réservoirs et sont régulés par des boucles de rétroaction cybernétiques.

    159: La complexité du système et l'imprévisibilité des comportements des agents économiques créent souvent des effets pervers allant à l'encontre des politiques souhaitées.

    Un des principaux défis du troisième millénaire sera de réunir écologie et économie en une complémentarité créatrice de sens. Pour cela, il faudra abandonner le chacun pour soi pour s'ouvrir au chacun pour tous.

    160: L'économie ne peut plus être considérée sous l'angle classique d'un système isolé, fermé sur lui-même. A l'origine, la dissymétrie entre le métabolisme de Gaïa et celui, naissant, du cybionte, était telle que l'économie semblait pouvoir se développer à partir de ressources gratuites et inépuisables, produisant des rejets sans impact réel sur l'environnement Un rééquilibrage entre croissance, développement et amortissement du capital Terre s'avérait vital Afin de mieux relier économie et écologie, il convient également d'ajouter aux schémas classiques un capital essentiel à la survie du système: l'écocapital.

    161: Il existe ainsi deux écosystèmes. L'un naturel (Gaïa), l'autre artificiel (le métabolisme du cybionte, l'économie) Le premier fonctionne grâce à l'énergie solaire et à ses formes dérivées. Le second avec des énergies fossiles limitées (pétrole), ou présentant à terme des dangers pour la biosphère (le nucléaire) Pour qu'une réelle symbiose soit possible, les individus doivent reporter une partie de leur individualisme sur la participation à un système plus grand qu'eux et dont ils tirent profit.

    162: L'économie moderne est devenue une machine à fabriquer des égoïstes: les égocitoyens De nouvelles valeurs et une écoéthique sont nécessaires pour franchir la barrière des individualismes et déboucher sur une collectivité organisée respectant la liberté individuelle et l'initiative personnelle L'homme symbiotique est un écocitoyen du monde.

    163: L'approche que j'ai choisie relie les deux entités en partenariat symbiotique en coévolution, mais à un stade encore primitif d'association La relation symbiotique entre économie et écologie peut établir les bases durables de l'autoconservation et de la coévolution de Gaïa et du cybionte.

    164: Il y a toutes les raisons d'être inquiet de la situation actuelle Intelligents individuellement , nous semblons incapables collectivement de trouver rapidement les solutions adaptées aux contraintes créées par notre évolution accélérée En revanche, si les motivations, les communautés d'intérêt et par conséquent les synergies s'amorcent, le système dans son ensemble peut évoluer rapidement vers les équilibres souhaités (suit l'exemple du mécanisme d'actionnariat du capital Terre qui met en évidence les avantages d'un couplage symbiotique entre l'écologie et l'économie, entre le métabolisme de Gaïa et celui du cybionte, où la notion d' amortissement du capital Terre , d'écocapital est plus motivante que celle de protection de l'environnement ) (suit encore la description de l'introsphère, de la population des hyperréseaux et de la virtualité réelle)

    177: Gaïa et le cybionte: nous voici en présence des partenaires symbiotiques. L'un avec son métabolisme primitif d'autoconservation et de développement (l'économie), l'autre avec son cerveau planétaire embryonnaire (le réseau pensant).

    Dans les organismes vivants, l'utilisation de l'énergie est contrôlée par l'information. Dans la relation entre Gaïa et le cybionte, on peut concevoir que le cerveau planétaire se substitue à l'homéostasie naturelle de Gaïa. Une macro régulation consciente des flux économiques, énergétiques et des conditions de stabilisation dynamique de l'environnement pourrait ainsi émaner de l'humanité.

    179: L'homme symbiotique existe par le réseau, et le réseau n'existe que par lui Une intelligence collective naît de ce fonctionnement. Une conscience peu à peu consciente d'elle-même émerge de cette symbiose.

    Le passage de l'homo economicus à l'homme symbiotique présente -comme pour toute symbiose- des avantages évidents mais aussi de nouveaux risques. Voulons-nous cet avenir? Quels sont les avantages de l'existence du cybionte pour l'humanité? Comment piloter l'évolution pour parvenir à cette nouvelle étape?

    3ème partie: Vouloir l'avenir

    5. Piloter: les managers de la complexité

    183: Cette vision futuriste, presque digne d'un roman de science-fiction et aux ingrédients hautement technologiques, peut choquer voire démotiver par son ampleur.

    184: Un cerveau planétaire composé d'ordinateurs interconnectés, un métabolisme économique tournant au profit d'une fraction de la population du monde, une croissance mettant en danger l'équilibre de la planète peuvent-il être considérés comme points de convergence de l'évolution de l'ensemble de la biosphère? Revenons sur Terre! Aucun des problèmes d'équilibre et de répartition des richesses, par exemple, ne peut trouver de solution si on ne parvient pas à régler celui de la croissance démographique Elle va doubler en l'espace d'une vie alors qu'il lui a fallu la durée de 10000 vies pour atteindre deux milliards.

    185: Dans un univers de lutte, de concurrence et de compétition acharnée, y-a-t-il place pour la coopération, la complémentarité, la solidarité? Le monde vit et se synchronise au temps unique des horloges. Et pourtant, des mondes coexistent dans leurs temps différents. Chacun reste enfermé dans sa bulle temporelle avec sa densité de temps particulière. Si on prend simplement comme critères de comparaison l'alimentation et les transports, la disparité des six mille cultures du globe apparaît dans sa brutalité. Il existe schématiquement un monde à trois vitesses: un milliard de démunis, une classe moyenne de trois milliards et un milliard de privilégiés (suit la description de ce monde qui se termine ainsi: Comme l'a dit le Mahatma Gandhi: Les riches doivent vivre plus simplement, afin que les pauvres puissent simplement vivre. )

    186: Comment, dans une telle situation, réussir les grandes transitions qui s'imposent? Transition démographique vers une population à l'équilibre. Transition économique par une utilisation du revenu de la Terre plutôt que son capital. Transition sociale par une meilleure répartition des ressources. Transition technologique grâce à des outils et des machines respectant l'environnement. Transition institutionnelle enfin, par le biais d'un équilibre entre les institutions nationales et internationales. Un changement de paradigme et une vision à long terme de notre évolution peuvent contribuer à réussir ces transitions. Ce changement de paradigme est en cours. La vision globale née de l'écologie en est le signe. La pensée à long terme, débarrassée des extrapolations linéaires sectorielles, peut envisager l'étape suivante de l'espèce humaine: son intégration personnalisante dans un plus grand qu'elle . Ni religieux ni totalitaire, mais organique, physique biologique: un artifice naturel.

    187: Jusqu'à présent, seuls les religions et les régimes politiques contraignants disposaient des clés de motivation, de persuasion ou de pression pour faire avancer les hommes dans les directions souhaitées ou promises La relation symbiotique nécessite l'abandon par l'homme et ses organisations d'une partie de leur souveraineté et du contrôle qu'ils exercent sur les niveaux inférieurs d'organisation. C'est le prix à payer pour obtenir des pouvoirs supplémentaires et des moyens accrus. Il s'agit de l'application d'un principe se subsomption généralisée propre à toute organisation par niveaux hiérarchiques comme celle rencontrée en biologie ou en écologie.

    188: Plutôt que nous penser enfermés dans des emboîtements successifs au sein de structures pyramidales, le principe de subsomption nous permet de nous représenter comme intégrés, sans nous y perdre, dans un plus grand que nous L'application du principe de subsomption à la société implique donc la recherche commune de moyens permettant de garantir globalement, et dans l'intérêt de tous, le caractère unique des actions et des libertés individuelles Comme une cellule du corps à la fois dépendante, interdépendante, mais autonome dans son activité, l'homme symbiotique bénéficiera des apports du cybionte tout en conservant son autonomie.

    189: Au cours de la grande transition que vit actuellement l'humanité, nous passons ainsi progressivement de l'individualisme à une collectivité vivante consciemment organisée La religion, la politique et la science, trois voies traditionnelles empruntées par l'humanité sur son long chemin de survie, de connaissance et d'action, pourraient-elles ainsi converger grâce à la vison éclairante d'un futur possible?

    190: Le passage de l'individu social à l'homme symbiotique intégré de manière naturelle et consciente à un ou plusieurs macro-organismes suprasociétaux représente un des plus grands défis que l'espèce humaine ait eu à maîtriser au cours de son évolution Aller vers plus d'éco et moins d'égo. Sortir de notre anthropocentrisme (et même de notre sociocentrisme) pour rechercher un écocentrisme bénéfique à tous.

    191: Mais pour piloter il faut un cap, des instruments de mesure, des tableaux de bord, des informations en retour venant de l'environnement sur lequel on agit. Et la vision à court terme de la politique traditionnelle et les moyens de participation des citoyens (vote, élections) ne sont plus adaptés à un pilotage efficace de la complexité Un des problèmes fondamentaux posé à un système de régulation cybernétique est celui du contrôle des flux par l'information (suit la description de quelques flux planétaires, notamment ceux des drogues et des armes )

    194: Réguler de tels flux à l'échelle mondiale pour assurer l'avenir de l'humanité, voilà la tâche qui attend les états démocratiques La complexité quasi inextricable des interdépendances entre nations et le maillage des circuits et des réseaux rendent impossible un régulation planétaire efficace à partir des méthodes et des structures des pouvoirs actuels.

    195: Des objectifs généraux, motivants pour tous et compréhensibles par tous, font défaut. Comment piloter sans cap? Mais la situation est plus complexe encore. A ces flux interdépendants s'ajoutent des phénomènes de fragmentation nécessitant d'autres formes de régulation et d'équilibres Une sorte de phénomène biologique est à l' oeuvre: plus un organisme intègre ses structures et ses fonctions, plus il se différencie en tissus et organes spécialisés. Il semble que les nations répondent à des principes analogues. Au milieu du siècle prochain, le monde comptera sans doute près de 500 nations: signe de la volonté de différenciation des peuples face à la globalisation et aux interdépendances La peur de l'homogénéisation suscite une fièvre de protection du territoire Mais cette peur risque aussi de conduire à un enfermement nationaliste, à un intégrisme religieux

    196: Jusqu'à présent, les motivations qui ont alimenté les grandes aventures humaines ont été la peur, la contrainte, la foi aveugle ou encore le pouvoir, le plaisir, la jouissance individuelle. Pourquoi ne pas compter désormais avec l'intelligence? Est-ce si utopique?

    Depuis l'origine des civilisations, la conduite des affaires humaines a oscillé entre trois formes de régime. Aux deux extrêmes: la dictature et l'anarchie. Au centre: la démocratie

    197: On retrouve dans ces trois formes d'organisation sociétales les relations déjà décrites (voir p. 55) entre ordre, désordre et complexité.

    198: La démocratie est la forme d'organisation sociétale capable de catalyser un accroissement de la complexité tout en favorisant la responsabilité et l'action individuelles. Le rôle d'un gouvernement démocratique est de maintenir le système sociétal dans cette étroite phase de transition, entre anarchie et excès d'ordre, afin de favoriser la créativité, l'innovation sociale, l'évolution complexifiante, l'auto-organisation et la cogestion. Les pionniers de la théorie du chaos avaient pressenti une telle contrainte dans le pilotage des systèmes complexes: maintenir le système en bordure du chaos pour faire émerger la complexité et l'intelligence collective (voir p. 56) Dans cette optique, un gouvernement (cybernétique) apparaît comme un médiateur, un catalyseur, un éclaireur. Faisant faire, arbitrant, déléguant

    199: La grande transition qui se dessine et que la crise politique met au jour est un transfert de pouvoir entre gouvernement et gouvernance Les personnes les plus proches des problèmes peuvent les traiter avec leur connaissance de proximité tandis que les grandes orientations restent définies de manière centralisée pour préserver l'intérêt collectif C'est une démonstration concrète du principe de subsomption, base de la symbiose planétaire.

    201: La grande question, plusieurs fois évoquée dans ce livre, me paraît plus que jamais être celle de l'équilibre entre les contraintes naturelles d'auto-organisation et l'exercice de la responsabilité humaine, individuelle et collective.

    202: Au-delà de l'ancienne relation entre planification centralisée et autogestion, il s'agit désormais d'établir un compromis entre gouvernement et gouvernance; entre autorité hiérarchique centralisée et conduite démocratique participative ainsi que décentralisée des sociétés humaines Les règles de base de la gouvernance du futur reposent ainsi sur deux éléments combinés: l'action individuelle et la rétroaction sociétale A la différence des sociétés d'insectes où émerge une forme d'intelligence collective, les hommes apparaissent moins aptes à résoudre des problèmes complexes en collectivité qu'individuellement ou en petits groupes.

    203: Mais l'action chaotique de myriades d'individus, acheteurs, vendeurs, décideurs, électeurs ou usagers, ne conduit pas nécessairement à l'émergence d'une réelle intelligence collective Pourtant les solutions aux grands problèmes apparaissent évidentes moyennant un minimum de réflexion. Les voitures polluent: favorisons les transports en commun électriques, les zones piétonnes et le vélo. Des millions de personnes meurent de faim: mobilisons nos ressources pour partager notre pléthore alimentaire Alors que la fourmi se comporte comme un génie collectif, l'homme-cigale apparaît comme une génie individuel et un idiot collectif . Il est temps de subsumer une part de cet individualisme dans un plus grand que soi.

    204: Quel dosage respecter entre liberté individuelle, respect de règles simples et exercice de l'intelligence collective? Seule une symbiose établie peut répondre à cette question Sans motivation, il n'y a pas d'action collective efficace. Aujourd'hui, la crainte, l'argent, le pouvoir, le plaisir, les honneurs priment L'efficacité maximale est atteinte par une combinaison de moyens faisant intervenir de l'information en amont et en retour

    205: Une coopération efficace entre les personnes peut naître en l'absence d'une autorité centrale les conduisant à coopérer. Il faut pour cela qu'elles privilégient leur intérêt personnel dans un contexte de réciprocité, des relations symbiotiques pouvant alors s'établir.

    206: Ces formes d'action collective coordonnées et de coopération sont évidemment impossibles sans information en retour et en temps réel A l'échelle d'un pays, d'une communauté, j'ai appelé rétroaction sociale cette boucle de retour des informations Les formes actuelles de rétroaction sociétale restent limitées Une spirale aux effets démultiplicateurs et parfois pervers s'est ainsi instaurée entre médias, rue, émotion, amplification Autre forme de rétroaction sociétale, plus subtile celle-ci: les sondages d'opinion relayés par la presse.

    207: L'interactivité naissante amplifiera le rôle de ces boucles de rétroaction sociétale dans les années à venir Ce type de rétroaction sociétale globale me paraît particulièrement dangereux et susceptible de conduire à de redoutables effets pervers Ce court-circuit sociétal ne respecte pas les délais de réponse inhérents à la dynamique particulière des systèmes sociaux. Il se situe dans les temps courts de nature émotionnelle favorisés par les médias, mais sans réelle capacité de construction pour le long terme en s'inscrivant dans la durée Toute forme de rétroaction sociétale doit donc tenir compte de la hiérarchie des niveaux permettant aux corps intermédiaires et aux organismes représentatifs de jouer leur rôle de courroies de transmission.

    208: La rétroaction sociétale se met donc en place progressivement dans le cadre de niches spécifiques: émissions télévisées, grands sondages, jeux Mais des systèmes conçus pour des environnements plus restreints fonctionnent déjà (suit la description du système de participation collective Cinematrix , système à rétroaction sociétale positive)

    209: Alors que les grandes manifestations publiques montrent que les foules ne font pas particulièrement preuve d'une intelligence significative, des systèmes adaptés de rétroaction sociétale peuvent faire émerger une intelligence collective supérieure à celle des individus isolés. Dans l'optique de l'évolution symbionomique, la coordination des actions individuelles par rétroaction collective est un des éléments de base du comportement intelligent du cybionte.

    210: Le grand timonier, capable de conduire le pays à travers les écueils pour atteindre le cap en maintenant fermement la barre, a fait son temps. Il est remplacé par le surfeur , habile à chevaucher la vague de l'opinion reflétée par les sondages, progressant d'événements médiatiques en décisions consensuelles, vague après vague. Détecter les germes du changement et les accompagner plutôt que les imposer: tel est le rôle de la médiation. Saisir les grandes tendances et savoir en faire la synthèse pour mieux motiver les acteurs: tel est celui de la communication.

    211: Le gouvernement doit accompagner le changement en créant les conditions de démultiplication qui permettent, avec une faible dépense d'énergie et d'information, de conduire efficacement l'évolution d'un système social complexe En symbiose avec l'expression de la multitude de responsabilités individuelles, il doit se départir de certaines de ses anciennes prérogatives (autorité, force, hiérarchie) pour se concentrer sur celles qui assurent le maintien de la cohésion, la motivation d'ensemble et la préparation des grands choix collectifs. La gouvernance en réseau et la coordination intelligente des actions internationales peuvent désormais s'appuyer sur de tels principes. Le choc frontal des souverainetés nationales, des structures hiérarchiques de pouvoirs, des modes de raisonnement cartésiens face à la complexité conduit aujourd'hui à des situations inextricables et à une incapacité à résoudre les grands problèmes qui ont été mentionnés. Étant donné l'érosion de la souveraineté nationale, la reconnaissance des compétences et des diversités, l'ouverture aux approches des autres comptent parmi les nouvelles valeurs de la gouvernance. Pilotage et catalyse sont les maîtres mots de la nouvelle politique à condition de savoir maîtriser sa grande dérive médiatique.

    212: Cette nouvelle politique adaptée aux contraintes de l'évolution symbionomique peut être remise en cause et inhibée par les effets pervers de la médiatisation à outrance Miroir émotionnel des sociétés, la télévision amplifie la personnalisation exacerbée des comportements. L'étude d'un cas virtuel permet de montrer comment les comportements d'un million de personnes peuvent créer, pour un leader politique, un type particulier de protection, l'immunité médiatique.

    213: L'immunité médiatique a un effet doublement pervers. Elle bafoue la loi républicaine et promeut la politique virtuelle fondée sur l'illusion du paraître plutôt que sur la consistance de l'être.

    214: Une meilleure connaissance des mécanismes collectifs d'amplification peut aider nos sociétés, soumises aux effets d'amplification politico-médiatique, à éviter un réel danger pour l'avenir: celui de laisser s'échapper vers le pouvoir des leaders opportunistes tirant profit de toutes les failles du système, bafouant les valeurs, la morale et l'éthique sur lesquelles se construit la démocratie La nouvelle politique cybernétique ou la gouvernance font apparaître les grandes priorités de conduite de l'évolution symbionomique: prospective à long terme, grands objectifs mobilisateurs, nouvelle science économique, éducation et responsabilisation de chacun, mise en place des rétroactions sociétales pour favoriser l'émergence de l'intelligence collective. La prospective doit anticiper les conséquences de la prochaine étape de l'évolution de l'espèce humaine: la création d'une nouvelle forme d'organisation de la vie à l'échelle planétaire, partiellement décrite par le modèle du cybionte. Une transition critique aux conséquences aussi importantes que le passage de l'unicellulaire au pluricellulaire: la transition de l'individuel à un hyperréseau pluripersonnel.

    215: Pour remplacer la science économique traditionnelle, de nombreuses propositions sont faites, inspirées en particulier pas l'approche écologique. Ainsi l'éco-économie , ou économie écologique, s'appuient sur un équilibre des flux et la recherche de moyens permettant d'assurer le maintien de l'écosystème dans le développement des ressources économiques.

    216: Il est donc indispensable que les contraintes d'auto-organisation soient équilibrées par un pilotage volontaire de l'évolution des sociétés. Des choix sont faits en fonction de valeurs. L'idéologie au sens noble du terme est un des moteurs de l'action. La gouvernance se fonde sur des modes de régulation ascendant et descendant.

    217: A la logique de l’économisme et de la marchandisation des biens naturels peut s'opposer celle du management écosystémique de la planète par l'homme, partenaire symbiotique de Gaïa.

    218: C'est pourquoi le développement adaptatif régulé doit s'appuyer sur une combinaison de moyens incluant les prix, les taxes, les réglementations, l'information en amont et en retour, l'éducation à l'écocivisme planétaire et la motivation des acteurs Multipliée par des millions, voire des milliards de personnes, la modification des pratiques individuelles de consommation d'énergie, de biens et de services conduit à des effets globaux planétaires.

    219: D'où l'importance quasi organique d'une éducation généralisée et responsabilisante, assurant les bases de la rétroaction sociétale Pour réussir cette transition, l'élément fédérateur des actions de régulation individuelles, politiques, économiques et industrielles devra être un ensemble de valeurs partagées, une éthique de l'environnement, une écoéthique capable d'agir en régulateur des systèmes de régulation et de fixer des limites aux dérives possibles de l'économisme La notion de développement adaptatif peut permettre de dépasser par le haut le dualisme en apparence irréductible entre le développement économique et protection de l'environnement. Pourtant, le développement accéléré des sociétés industrialisées soumises aux valeurs de l'économie de marché met en danger l'équilibre du monde Ce risque d'exclusion compétitive des moins favorisés est un des plus graves qu'ait connu l'humanité au cours de son histoire.

    220: L'alternative à l'exclusion compétitive est le partage et la solidarité. Les valeurs de l'humanité sont communes. La transition vers la prochaine étape de son organisation planétaire nécessite la coopération de tous dans la diversité des comportements et l'expression des libertés. C'est un choix collectif parmi les plus importants que l'humanité aura à assumer dans sa marche vers la symbiose planétaire, économique et écologique.

    Des priorités pour l'avenir: Poursuivre la transition démographique Réduire et reconvertir les dépenses militaires Assurer une politique énergétique équilibrée Mettre en uvre une économie symbiotique Contrôler les effets environnementaux globaux Valoriser le rôle des femmes Assurer une base de santé pour tous Assurer une base d'éducation pour tous Promouvoir des technologies responsabilisantes et adaptées Rechercher un compromis entre circulation réelle et circulation virtuelle Lancer des grands projets pour les villes Équilibrer les valeurs de civilisation et de culture

    6. Produire: les industries du troisième millénaire

    223: Pour préparer l'émergence des sociétés symbiotiques et des entreprises de l'avenir, il, faut de nouvelles règles d'organisation et de gestion communes aux managers de la complexité , hommes politiques et chefs d'entreprise Le passage de l'agriculture à l'industrie a entraîné une migration intensive des travailleurs vers les villes. Le passage de l'industrie manufacturière aux services a conduit à la multiplication des cols blancs. L'informatisation de la société bouleverse de nouveau les données en accroissant, dans des proportions encore jamais atteintes, la productivité et l'efficacité du cerveau humain, nécessitant des réajustements massifs de l'économie et de l'emploi. La première phase a pris des millénaires; la deuxième, trois siècles; la troisième se joue sur quelques décennies.

    224: Quatre raisons principales justifient la nécessité d'organisations nouvelles pour l'entreprise. La première concerne la linéarité des approches traditionnelles

    225: L'approche séquentielle et linéaire n'est plus adaptée. Deuxième raison: la nécessité d'adaptation rapide des structures. La complexité des organisations inhibe tout changement en profondeur C'est pourquoi la plupart des organisations préfèrent croître que changer La troisième raison se rapporte au développement des ressources humaines La quatrième raison découle du rapprochement de trois domaines jadis séparés: le mécanique, le biologique et l'informatique L'entreprise ne peut plus être déconnectée des réseaux qui l'irriguent.

    226: On peut considérer trois formes d'organisation, représentant chacune une adaptation aux conditions de son environnement: Le modèle mécanique conduit à une organisation pyramidale Le modèle biologique favorise une organisation en réseau Le modèle chaotique est adapté à la complexité de son environnement. Son organisation est fractale (répartie en multiples unités autonomes) et son mode de conduite catalytique (créant les conditions de l'efficacité de l'action).

    227: A l'ère des réseaux, les entreprises hybrides qui auront le plus de chance de survie et de développement seront les entreprises intelligentes Une entreprise intelligente possède également certaines de ces qualités qui se manifestent dans son comportement global: rapidité d'action,, adaptabilité à des situations changeantes, souplesse de fonctionnement, habileté dans les relations

    228: Mais à l'ère des réseaux et de l'informatique répartie, l'intelligence de l'entreprise va franchir une étape supplémentaire et décisive. Cette intelligence va s'intégrer à la structure même de l'organisation La réticulation croissante de la société va entraîner la décentralisation progressive de certains types d'industries.

    229: L'entreprise virtuelle est symbiotique. Ses partenaires travaillent en étroite coopération dans un intérêt commun, en optimisant leurs ressources.

    230: La structure en réseau, le parallélisme des opérations et le comportement chaotique des nouvelles organisations modifient radicalement les grandes fonctions de l'entreprise symbiotique (suit l'illustration par les exemples de la recherche et de la production)

    232: Le chaos, à première vue, ne semble pas faire bon ménage avec l'organisation stricte d'une chaîne de production, mais il faut se rappeler que l'ordre peut naître du chaos à condition de savoir maintenir le système dans cette phase critique de transition (en bordure du chaos) Une usine fractale est ainsi organisée en modules autonomes mais interdépendants comprenant tous les agents intervenant dans la production ou l'assemblage d'un objet.

    233: La motivation et la participation sont fortes dans une structure fractale car elle constitue, en germe, la totalité de l'usine. Le micro est le reflet du macro Le modèle chaotique et l'organisation fractale seront nécessaires à toute forme de production dématérialisée et décentralisée, comme celles qui se réalisent déjà dans le cyberespace.

    234: Le précieux capital humain nécessitera, dans ce contexte, une attention particulière. Au-delà de la gestion des ressources humaines, il conviendra d'établir de nouveaux liens entre les personnes et l'entreprise.

    236: Je voudrais maintenant approfondir quelques-uns des défis et des risques représentés par la société d'information et la construction de l'intérieur du cerveau du cybionte. Je m'appuie pour cela sur deux tendances majeures et à mon avis irréversibles: l'extension planétaire des réseaux de type Internet et l'avènement dans les foyers de la télévision interactive multimédia, que je préfère appeler self-service unimédia d'information On ne compte plus les activités humaines dématérialisées qui seront présentes dans les cyberespaces pour la création, le plaisir, la connaissance ou le travail.

    239: Deux secteurs vont se développer rapidement: les télé-activités et la télé-éducation personnalisée.

    240: Lorsque les hyperréseaux comme Internet assumeront la transmission généralisée des images animées et du son, les marchés de télé-activités rémunératrices exploseront D'une société de distribution pyramidale on passe à une société réticulaire de création et d'intégration en temps réel.

    241: La culture symbiotique peut s'exprimer dans sa turbulence chaotique. La nouvelle culture générale, comme on le verra, est une culture fractale de la reconstruction.

    242: La télé-éducation personnalisée et généralisée constitue un autre versant de la société d'information et de connaissance.

    243: La télé-éducation par CD et réseaux va déstabiliser l'école traditionnelle. Le conflit entre temps court (actualités, clips, zapping, jeux interactifs) et temps long (éducation, formation, évolution, réflexion) va s'exacerber Une reconfiguration de la classe s'imposera, comme elle s'impose pour l'entreprise. Faute d'une telle approche, l'école risque de se transformer en une grande garderie d'enfants, la vraie éducation s'effectuant ailleurs

    246: Mais la logique des réseaux présente aussi des effets pervers. La multiplication des connexions peut conduire à une infopollution et à une réduction de la capacité de créativité et d'adaptabilité du réseau dans son ensemble.

    247: Comme l'a fait remarquer Jean-Pierre Changeux, apprendre c'est éliminer.

    248: Mais dans un monde hypercommunicant comme celui de la biologie ou des réseaux, c'est paradoxalement le codage qui assure la différence. La simulation sur ordinateur permet de cerner les lois symbionomiques de l'équilibre entre connectivité et maintien de la diversité Trop de connexions conduit à un fonctionnement chaotique, turbulent, anarchique et stérile A l'inverse, un trop petit nombre de connexions produit un système rigide, sclérosé, incapable d'adaptation au changement. Entre les deux se situe une phase de transition, zone optimale favorisant l'adaptabilité et la créativité Un codage spécifique agissant comme régulateur maintient le système dans cette zone.

    251: Avec la généralisation des réseaux de télécommunication, des self-services unimédia d'information et de monnaie électronique, une information en retour, directe et permanente va s'exprimer massivement. Cette forme de rétroaction sociétale en temps réel émise par le marché va bouleverser les bases mêmes de l'économie et créer de nouveaux effets pervers Avec le rétromarketing, la flèche s'inverse, allant de la demande vers l'offre. Les souhaits des acheteurs s'expriment en flux continu et de manière détaillée

    252: Le rétromarketing va conduire à une explosion de la diversité dans certains secteurs, et du conformisme dans d'autres Le marché de masse va se transformer en marché personnalisé, jusqu'à un point encore jamais atteint Un pas de plus est accompli avec le marketing sélectif informatisé, étape dangereuse sur la voie de l'atteinte à la vie privée.

    253: Une telle tendance paraît difficilement réversible. Près de 60% des grandes entreprises américaines construisent de tels réseaux et bases de données Des pratiques heureusement réglementées en France par la CNIL. Mais certains détenteurs européens de cartes de crédit sont fichés dans les ordinateurs aux États-Unis, et les campagnes de promotion sélectives y trouvent leur origine. Il devient impossible de contrôler un tel phénomène résultant de la mondialisation des réseaux et du fonctionnement du cerveau planétaire Avec la monnaie électronique se développe un autre effet pervers de la logique des réseaux: l'économie électronique parasitaire.

    254: Déjà la mafia et des trafiquants en tout genre utilisent des réseaux télématiques internationaux, des téléphones cellulaires, pour échapper aux contrôles des États.

    255: De nouveaux risques résultent du fonctionnement, encore rudimentaires, du cerveau planétaire l'atteinte à la vie privée risques de fragilité de ces réseaux par leur complexité risques d'isolement de chacun dans sa bulle électronique risque enfin d'une sorte de drogue électronique

    256: L'industrie de l'information est la base d'une économie dématérialisée. Mais la transformation de la matière restera l'une des tâches fondamentales de l'industrie du futur.

    257: Les objectifs de l'ingénierie du XXIe siècle portent sur l'infiniment petit et l'infiniment complexe La biologie moléculaire a montré la voie. Le génie génétique a suivi.

    258: Les principales techniques utilisées en microélectronique reposent sur la photogravure. Or graver signifie enlever de la matière pour fabriquer des circuits. La biologie procède en ajoutant des éléments par auto organisation de la matière, du bas vers le haut, construisant des structures de plus en plus complexes depuis l' oeuf fécondé jusqu'à un organisme formé de milliers de milliards de cellules

    260: La feuille est une photopile auto-assemblée. En tirant profit du savoir-faire accumulé dans la manipulation des atomes et des molécules par la chimie et les biotechnologies, les nano-ingénieurs espèrent produire des structures auto-assemblées aussi complexes qu'un arbre.

    261: L'industrie matérielle du futur est donc en train de naître de la fusion des quatre secteurs décrits en plusieurs points de ce livre: les biotechnologies, la vie artificielle (ou néobiologie), l'électronique moléculaire (avec la biotique) et les nanotechnologies. Prolongement des industries chimique et micro-électronique, la manipulation rationnelle de la matière, domaine transdisciplinaire, concernera la santé, l'informatique, la robotique, l'agro-alimentaire

    262: Une autre tendance de l'industrie du futur est, à mon avis, la mise en uvre systématique et à tous les niveaux d'organisation de processus parallèles Les ordinateurs parallèles vont progressivement remplacer les ordinateurs séquentiels.

    263: Le parallélisme va également triompher en chimie.

    264: Le parallélisme de la chimie combinatoire conduit à un extraordinaire gain de temps: quelques jours contre des années pour trouver une molécule d'intérêt pharmaceutique! Les biologistes utilisent également le parallélisme sous la forme de l'évolution moléculaire en tube à essai afin de trouver des molécules dotées de propriétés définies.

    265: La mise en parallèle des réseaux de production et d'information de la société est un des facteurs essentiels de l'avènement de l'homme symbiotique.

    266: Autre grande avenue des industrie de l'avenir: la macroingénierie L'industrie de l'avenir devra fonctionner comme un écosystème.

    267: Refermer les boucles ouvertes par notre système productif et économique: tel est en effet le grand défi de l'écologie industrielle ou de l'éco-ingénierie. Établir les macrorégulations nécessaires au métabolisme du cybionte pour permettre aux sociétés humaines d'atteindre un nouveau stade de relation symbiotique. L'écologie industrielle, en s'inspirant des principes de la biologie, donnera naissance à une industrie démanufacturière aussi importante que l'industrie manufacturière traditionnelle.

    268: La domestication de la photosynthèse constituera un des plus grands enjeux du prochain millénaire. La réussite de la transition solaire est une des conditions déterminantes du succès de la symbiose entre l'homme et la société, entre Gaïa et le cybionte. La vie avait connu un défi comparable lors de l'établissement de la symbiose entre des êtres vivants primitifs se nourrissant de produits organiques accumulés dans leur milieu de vie, et ceux capables d'assurer leur propre substance par photosynthèse. Cette symbiose est aujourd'hui à la base de la relation complémentaire entre animaux et végétaux. La transition solaire est de même nature. Elle concerne cette fois l'ensemble de l'espèce humaine et de la biosphère. Elle marquera le passage entre une civilisation prométhéenne puisant dans son écocapital de ressources non renouvelables ou tirant un profit à court terme de forme d'énergie contre nature, et une civilisation gaïenne en symbiose avec son environnement.

    269: Parmi les macroprojets de l'éco-ingénierie figure l'installation de dispositifs de mesure et de surveillance par satellite: les sens de la Terre. Une évolution aujourd'hui engagée. Dans sa coévolution symbiotique avec Gaïa, le cybionte se dote progressivement de dispositifs sensoriels, capteurs de base des macrorégulations planétaires (de 270 à 276, suit "les flashes du futur: innovations du siècles à venir").

    277: Ces quelques scénarios du futur illustrent les prémisses d'un monde étrange et angoissant. Celui que nous préparent, sans doute, les avancées des sciences et des techniques. Mais l'essentiel pour l'homme symbiotique n'est pas le seul développement technologique: c'est l'accroissement du potentiel humain. Pour construire l'avenir, nous devrons désormais nous appuyer sur des valeurs nouvelles capables de transcender la politique et l'économie traditionnelles. Des valeurs de culture et d'éducation, des valeurs féminines aussi pour la redécouverte d'un temps de la création individuelle et collective.

    7. Vouloir: culture et valeurs pour un nouveau monde

    279: Les composantes majeures du développement économique et social sont la compétition et la concurrence -valeurs justifiées dans le cadre de l'évolution darwinienne et de la lutte pour la survie, mais insuffisantes pour construire la prochaine de l'étape de l'évolution de l'humanité La transition que connaît désormais l'humanité - phase d'aménagement postindustrielle ou bioécologique, société d'information et de communication- va nécessiter le retour à des valeurs féminines comme la solidarité, la complémentarité, l'équilibre des valeurs analogues à celles qui prévalaient dans la période de survie de l'humanité.

    280: Cette montée des valeurs ne concerne pas le seul féminisme ou l'accession des femmes aux postes de responsabilité dans l'industrie et la politique, nécessaire rééquilibrage des pouvoirs, mais plutôt une nouvelle manière de voir le monde et d'agir sur lui, fondée sur la coopération plutôt que la compétition.

    281: Dans la vie familiale et sociale, être économe est considéré comme une qualité. Pour réussir l'avenir, nous devons désormais apprendre à être bionome (bionomie : art de gérer la vie) - un style de vie qui s'intègre harmonieusement dans un perception féminine de l'évolution humaine.

    282: La complémentarité entre valeurs masculines et valeurs féminines est la condition d'une réelle symbiose sociétale. L'ouverture, aussi, vers une nouvelle culture de la complexité tre cultivé aujourd'hui, c'est savoir intégré Aujourd'hui, la culture est une capacité d'intégration d'éléments, de faits séparés en une cohérence réintégrable dans sa vie Les outils de culture ne seront plus seulement le livre, les médias, les spectacles, mais les prothèses de notre cerveau, les réseaux et les mémoires collectives électroniques. Ils ouvriront la voie à une culture fractale et hypertextuelle. Fractale parce que chacun, selon sa densité de culture, construira un germe de la totalité.

    283: La culture encyclopédique de l'honnête homme fera place à la culture fractale de l'homme symbiotique La nécessité d'une culture systémique et plus généralement symbionomique, comme je cherche à le démontrer dans ce livre, se fera sentir de plus en plus fortement. La théorie générale de l'auto-organisation, et de la dynamique des systèmes complexes, l'hybridation entre le naturel et l'artificiel, la machinisation du biologique et la biologisation des machines sont des tendances profondes qui alimentent et renforcent cette nécessité.

    284: Mais quel que soit le niveau ou le degré de densité atteinte, chaque personne, chaque peuple est porteur d'une culture globale et non d'une partie de culture, d'une sous culture aliénable par d'autres La nouvelle culture de l'homme symbiotique est un des catalyseurs de l'avenir.

    285: Cette révolution culturelle aura un impact considérable sur la représentation de notre environnement matériel et immatériel, ainsi que sur les formes d'organisation des sociétés Une civilisation assujettie à la vitesse et à l'efficacité privilégie le linéaire, la platitude des formes, et génère, en définitive, de la monotonie. Pourtant, au cours de l'histoire, quand les hommes avaient du temps, ils produisaient des structures fractales donnant à naissance des espaces, des motifs, des oeuvres d'art d'une grande complexité conceptuelle et structurelle.

    287: La fractalisation de la nature, par l'image ou le son, est un mode de communication actif puissant dont nous devrons nous inspirer pour l'éducation et les modes généraux de communication. La communication fractale sera un des véhicules les plus efficaces de transmission des idées et des concepts, remplaçant la communication linéaire et séquentielle traditionnelle C'est cette forme de communication qui devra inspirer progressivement l'éducation fractale de demain.

    288: L'éducation est au centre de toutes les stratégies de construction de l'avenir Sans information pertinente à la disposition de chaque acteur du changement et des régulations, il ne peut y avoir de rétroaction sociétale efficace, et donc de symbiose libératrice Le temps de l'éducation classique est linéaire, et cette forme d'éducation ne tient pas compte des densités différentes du temps, des respirations, des périodes de calme ou de plus grande intensité Apprendre à apprendre, c'est non seulement préparer un terrain fertile pour que germent et fleurissent les connaissances, c'est surtout gérer et hiérarchiser ce que l'on sait déjà pour le rendre opérationnel et donner du sens à ses actes

    289: De même qu'une image fractale se construit progressivement par itérations successives à partir d'une équation simple, la nouvelle éducation devra aider chacun à reconstruire les relations entre les différents niveaux hiérarchiques de la connaissance L'éducation fractale fournit les opérateurs, les clés, les modules, les germes de la complexification. Elle peut ainsi se poursuivre en d'autres lieux que l'école La télévision est le principal concurrent de l'enseignement linéaire traditionnel Le conflit entre le temps long de l'éducation et le temps court de l'actualité apparaît dans toute sa force. La culture de la médiasphère est éphémère dans le court terme, et persiste pourtant dans la mémoire des consciences.

    290: L'ingrédient de base d'une bonne communication télévisée est l'émotion pas la raison. La télévision est ainsi devenue progressivement la télémotion .

    291: Le journal du soir, s'il dispose d'images, s'ouvrira toujours sur la mort en direct Les bonnes nouvelles sont moins facilement mémorisées que les mauvaises. Good news is no news , disait déjà Marshall Mac Luhan

    292: Le monde apparaît ainsi dans son drame permanent. Tout progrès semble impossible, toute amélioration discutable Je suis las, je l'avoue, du peu de considération généralement accordée à l'optimisme. Comme s'il s'agissait d'une tare inguérissable Mon optimisme naît du sentiment que j'ai de pouvoir changer les choses en collaboration avec d'autres. L'optimisme est l'intelligence de l'avenir. L'éducation fractale crée et favorise des germes de changement. Elle responsabilise chacun à son niveau de compétence. Complémentaire d'une télévision émotionnelle et omniprésente, aveugle à la face cachée du monde, elle jette les bases rationnelles d'une construction optimiste de l'avenir.

    294: Avec l'irruption de l'image, véhiculée principalement par la télévision et le cinéma, la raison fait place à l'émotion, la rigueur de l'analyse à l'impression superficielle.

    295: Jadis, croire c'était voir. Aujourd'hui, on ne peut plus croire ce que l'on voit Ces techniques de manipulation d'image, et la propension des jeunes à explorer les mondes virtuels, doivent nous inciter à jeter les bases d'une iconisation, d'une formation à l'image Si nous laissons passer cette occasion, une génération de navigateurs se détachera du port pour voguer à la dérive dans les hyperespaces de la superficialité

    L'école est frappée de plein fouet par la médiamorphose et le changement de paradigme entre analytique et systémique.

    296: On ne peut demander à un professeur d'être à la fois le vecteur des connaissances, le gestionnaire du programme, l'animateur de la classe et le garant de la discipline et de l'ordre La classe restera longtemps encore le module de base de l'enseignement. Elle seule permet une rencontre physique et sociale des acteurs, un échange immédiat d'information, une forme d'apprentissage collectif médiatisé par le professeur. Ce type de structure doit être préservé. L'avenir est à l'équilibre entre école virtuelle et école réelle.

    297: L'éducation fractale est la base de l'enseignement, de la transmission de germes de connaissance complexifiables selon les besoins, chacun allant à son rythme le professeur est un médiateur, un catalyseur, un animateur. Son rôle est socratique : il montre des chemins d'accès aux connaissances La classe ainsi reconfigurée sera un relais, un n ud d'un réseau plus vaste impliquant d'autres formes complémentaires de transmission de culture L'éducation fractale de l'avenir sera le résultat d'une symbiose entre plusieurs systèmes et réseaux.

    298: La transmission de la nouvelle culture s'étendra sur des générations.

    299: Évolution, apprentissage et mémorisation collective sont la base de la culture Dans nos sociétés la référence à l'histoire est un puissant catalyseur culturel, renforçant la cohésion d'un peuple. Éducation, apprentissage, adaptation, outils techniques et évolution sont les ingrédients d'une culture et de sa transmission.

    300: Le mécanisme darwinien -mutation, compétition, sélection- est remplacé dans l'évolution tehnico-sociale par un autre: invention, concurrence, marché Évolution avec les gènes et les organismes, évolution technico-sociale avec les inventions, les machines et les organisations: l'une et l'autre forment des couches superposées Aujourd'hui de nouvelles couches sont en train de se déposer sur les autres (par ex.: l'évolution culturelle de la médiasphère) Le mécanisme évolutif technico-social est remplacé par un autre: événement, émotion, opinion publique, modification des comportements.

    301: Avec l'émergence des amplificateurs du cerveau individuel, la transmission culturelle va encore s'accélérer. Les réactions sur Internet -rétroactions individuelles et collectives- sont encore plus rapides que celle de l'opinion publique mesurées par les sondages et amplifiées par les médias.

    302: Le cybionte, ce nouvel organisme vivant global, est, en fait, constitué de sous-système en compétition qui se développent à des rythmes et des vitesses différents. La perception de ces rythmes est essentielle pour la conduite harmonieuse de l'évolution Il semble que la densité des informations, sorte de masse critique informationnelle, crée une bulle temporelle ayant des constantes d'évolution propre. De même que la masse d'une étoile courbe l'espace-temps, une masse critique d'information de très haute densité -résultant de multiples interactions, traitements parallèles - densifie le temps.

    303: Cette nouvelle approche du temps me paraît située au c ur de l'évolution symbionomique Pour décrire les processus d'évolution, j'emploie souvent les temps d'accélération, d'autocatalyse, d'auto-organisation , ainsi que ceux plus répandus, de révolution, de mutation, de crise ou de rupture. Ils introduisent une relation particulière au temps et à la durée.

    304: L'étalon de référence pourrait se dilater de l'intérieur ou se contracter de l'extérieur . Une nouvelle relativité du temps pourrait naître, enrichie par l'expérience de la biologie et des sciences de l'information. Une voie nouvelle serait sans doute à rechercher du côté des relations entre le temps et l'information Mais la cybernétique a ouvert une autre voie. Dans une boucle de rétroaction, la causalité est circulaire: la flèche du temps de referme sur elle-même comme le serpent qui se mord la queue.

    305: Explication, et implication. Savoir et sens Matérialisme et spiritualisme. Autant d'alternatives irréductibles liées au problème du temps Celui aussi de notre vie fléchée vers la mort, que nous faisons coïncider avec le temps d'évolution du monde. Mais il existe une évolution, en apparence, opposée. L'évolution de l'accroissement de la complexité, de la création, d'informations originales que l'on constate dans l'évolution biologique et dans l'évolution technico-sociale. Une évolution qui paraît remonter la pente que la matière descend (Bergson). Au célèbre principe de la thermodynamique pourrait être opposé un principe de la symbionomique : l'auto-organisation de la matière vers des systèmes de complexité croissante L'acte de la création est toujours historique; celui de la copie n'est que banal. Le premier capitalise du temps tandis que le second ne fait qu'actualiser une réserve déjà accumulée.

    306: Un système de haute complexité (comme une cellule vivante ou un réseau informatique) emprisonne du temps. Par cette fermeture, il crée un bulle temporelle qui lui est propre et qui représente l'environnement de son évolution Le cybionte pense dans le temps hyperdense de l'introsphère.

    308: La quantité d'information disponible pour chaque personne, mesurable en bits par neurones et traitée par les prothèses du cerveau, progresse de manière exponentielle. L'intensité du temps s'accroît. Des bulles temporelles se forment et évoluent dans leur dynamique propre. La création d'informations originales, la mise en réseau courbent l'espace-temps en produisant un bassin, un attracteur A la différence d'un capital thermodynamique qui s'use quand on s'en sert en se transformant irréversiblement en entropie, un capital symbionomique se valorise à l'usage. Il produit toujours plus d'intérêts.

    309: La création humaine se nourrit de la dégradation de l'énergie en entropie, mais sauve du temps dans le grand réservoir de l'information Il n'y aurait pas accélération de l'évolution, mais densification de bulles temporelles et détournement par elles du flux principal du temps de référence.

    311: Les expressions révolution, mutation , explosion traduisent la non-linéarité des phénomènes, leur accélération exponentielle et les prémisses du verrouillage d'un secteur par la mise en jeu de cercles vertueux. C'est le cas de l'explosion des communications. La concentration de réseaux, des techniques informatiques et des supports multimédia densifient le temps à un point tel que l'ensemble du secteur s'autosélectionne et émerge à partir d'un fond à densité plus faible Dans le cadre de l'origine de la vie, l'émergence d'un ensemble de molécules formant un réseau autocatalytique relève du même phénomène La recherche n'est pas un processus linéaire et séquentiel coulant d'une source (les découvertes) vers une embouchure (les applications industrielles). C'est un processus fractal.

    312: Si l'on adopte une gestion non linéaire de son temps, on peut générer des niches d'activités nouvelles sans obligatoirement en éliminer d'autres. Il faut pour cela investir du temps dans la création d'un capital-temps

    313: Les coévolutions planétaires qui se produisent entre la biosphère, la technosphère et l'écosphère (économique et écologique) et désormais l'introsphère, se déroulent à des vitesses différentes, dans leurs sphères respectives de plus en plus dématérialisées et au sein de couches évolutives superposées A l'échelle du monde, l'isolement des sociétés les plus développées dans leur bulle temporelle de haute densité pose le problème de l'exclusion Dans un monde aux ressources rares, l'appropriation accélérée par quelques-uns des flux vitaux élimine progressivement les autres de la compétition Les densités de flux du temps sont mutuellement exclusive, à la manière de deux personnes cherchant à échanger des objets -l'une se trouvant à bord d'un TGV et l'autre roulant à bicyclette. Un tel partage est pourtant indispensable si l'on veut éviter les processus irréversibles de l'exclusion compétitive entre communautés, peuples et nations. Le cybionte commence à se développer et à évoluer dans une bulle temporelle en suraccélération. Il appartient aux hommes d'éviter qu'il ne crée des déséquilibres préjudiciables à l'avenir de l'humanité.

    314: La réponse se trouve, à mon sens, dans la construction consciente d'une symbiose planétaire, entre l'homme et le cybionte, entre le cybionte et Gaïa. D'où l'importance de la compréhension des contraintes naturelles qui déterminent en partie cette évolution.

    316: La symbiose repose sur la subsomption. L'art de la gouvernance du futur résidera dans la faculté de concevoir et de mettre en oeuvre des fonctions subsumées pour le bien de l'homme. On voit ainsi naître de nouvelles approches des sciences sociales De même que la biologie a été bouleversée par l'irruption des sciences physiques il faut s'attendre à une révolution de même ampleur dans les sciences sociales.

    317: Les méthodes et outils des sciences de la complexité, l'apport de la théorie du chaos, l'utilisation massive de la simulation et les expériences in silico illuminent les sciences sociales et les reconnectent à la nature Les frontières entre sciences dures et sciences molles s'estompent.

    318: Une accélération qui exigera de l'humanité un choix crucial pour les prochaines décennies: fuite en avant dans la densification de l'instant, ou solidarité dans l'harmonisation des multiples temps d'évolution. Autant d'orientations susceptibles d'être éclairées par les règles de base de la symbionomie.

    Les dix règles d'or de l'homme symbiotique: faire émerger l'intelligence collective Faire coévoluer les personnes, les systèmes et les réseaux Assurer des symbioses à différents niveaux d'organisation de la société Construire organisations et systèmes par couches fonctionnelles successives Assurer la régulation des systèmes complexes par un contrôle descendant (hiérarchique) et ascendant (démocratique) Mettre en oeuvre les règles de la subsomption Savoir se maintenir en bordure du chaos Favoriser les organisations en parallèles Mettre en oeuvre des cercles vertueux Fractaliser les savoirs

    321: La symbiose et la coévolution nécessitent aussi de nouvelles valeurs. La prise en charge de l'évolution par l'homme exige d'autres références que celle du pouvoir, de la concurrence, de l'économie ou des religions traditionnelles Une morale humaniste peut émerger de la symbiose, mais il faudra pour cela abandonner certains de nos privilèges. Pour l'État, accepter un transfert de souveraineté afin de coopérer de manière plus solidaire avec d'autres États dans des entreprises supranationales. Pour le gouvernement, accepter une réduction de son contrôle omniprésent afin de favoriser l'initiative individuelle et la résolution collective de problèmes. Pour l'homme, enfin, accepter un abandon partiel de son individualisme au profit d'un plus grand que lui capable de lui assurer sécurité, bien-être et pouvoirs accrus Le rôle de la gouvernance de l'avenir consistera en grande partie à assurer la régulation des grands flux économiques, énergétiques et sociaux.

    322: Une morale humaniste, non pas révélée mais émergente, peut naître de la nécessité d'assurer la liberté de l'homme et l'exercice de sa responsabilité dans le cadre de lois naturelles progressivement mises en lumière par la science.

    323: Promouvoir et respecter l' oeuvre originale, valoriser la différence, s'ouvrir à la création de l'autre, contribuer à la production d'un plus grand que soi sans contrainte idéologique ou religieuse, tel est le socle sur lequel me paraissent reposer les bases d'une telle morale humaniste de l'avenir.

    De même que les réseaux de transport, puis de communication et les technologies qui leur sont associées ont profondément pesé sur l'évolution des sociétés développées et en développement, le cerveau planétaire du cybionte va progressivement exercer une influence déterminante sur l'évolution de l'ensemble des sociétés humaines La vraie question n'est donc pas celle de la localisation de la pensée du cybionte. C'est celle du bénéfice que l'homme pourra en tirer Aujourd'hui déjà, l'opinion publique, la conscience collective, le partage d'une culture cathodique sont les prémisses d'une perception, par chaque cerveau, du mental embryonnaire du cybionte. Demain, l'interconnexion des cerveaux par les réseaux renforcera le sentiment d'appartenance à une entité supra-individuelle.

    325: La grande interrogation sera celle de l'harmonisation des temps.

    Au terme de ce voyage dans le troisième millénaire, à des siècles de l'an 2000, il me semble qu'implosion et explosion, fin et origine sont présentes dans chaque instant qui passe, comme dans un germe fractal qui contiendrait le tout et la partie. Les deux entités ultimes de la connaissance et de l'action sont l'énergie et l'esprit L'énergie et l'esprit sont deux faces d'une même réalité, et la frontière qui les sépare n'est autre que le temps.

    Conclusion

    327: Les sciences de la complexité débouchent sur une vision unifiée de la nature.

    328: Gouvernance et subsomption sont les clés de cette nouvelle alliance symbiotique. Analytique, systémique et chaotique se rejoignent en une interprétation rationnelle et sensible du monde Mais le grand défi de l'avenir ne sera pas technique, il sera humain Le grand choix de l'humanité, qui interviendra sans doute le prochain siècle sera de ralentir la fuite en avant des privilégiés et d'organiser la société et la planète pour le bien de l'ensemble des hommes Les grands choix de demain n'interviendront pas sur la synchronisation des temps en fonction de normes décidées par une élite, mais sur l'harmonisation des temps.

    329: La révolution copernicienne a permis à l'homme de s'échapper du géocentrisme dans lequel il était enfermé Ainsi naquit le premier paradigme. La révolution cartésienne a rendu l'univers accessible par la raison. La puissance de l'analyse et de la logique ont fait de l'homme le maître des sciences et des techniques Elle allait devenir le deuxième paradigme. La révolution darwinienne a restitué l'homme au coeur de la nature. En lui permettant de se libérer de l'anthropocentrisme, elle a fondé le troisième paradigme. La révolution systémique a su réintégrer les connaissances en un tout cohérent. Elle a redonné à l'homme sa place et son rôle dans l'univers. Elle symbolise aujourd'hui le quatrième paradigme. Le cinquième paradigme est en train de naître. Les sciences de la complexité et la théorie du chaos réalisent une synthèse entre analytique et systémique. La symbionomie conduit à une approche unifiée des organisations du temps, débouchant sur l'action humaine, individuelle et collective. Naturel et artificiel, arts et techniques, culture et civilisations se trouvent désormais réunis dans un ensemble cohérent Concevoir et planifier le cybionte pour le bien des hommes grâce à une meilleure connaissance des lois naturelles représente le nouvel horizon de l'humanité pour le prochain millénaire.

    330: Tout ce qui donne à l'homme la possibilité d'innover le rend maître de son avenir.

    L'avenir du monde est dans le temps des hommes.

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  • Les Communautés Virtuelles

    par Howard Rheingold

    traduit de l'anglais par Lionel Lumbroso

    Copyright 1995 Addison Wesley France.

    "Y'a papa qui dit encore : 'Oh, la vache' à son ordinateur !"

    Cette phrase est passée chez nous au rang de classique pour évoquer la manière dont ma communauté virtuelle a empiété sur notre réalité quotidienne. Ma fille, qui a sept ans, sait que son père participe à des réunions d'amis invisibles qui semblent se tenir à l'intérieur de son ordinateur. Alors que personne ne les voit, il lui arrive même de leur parler. Elle sait aussi que ces amis invisibles font parfois des apparitions en chair et en os, et qu'ils peuvent venir aussi bien du quartier que de l'autre côté de la planète.

    Depuis l'été 1985, deux heures par jour en moyenne, et sept jours sur sept, je branche mon micro-ordinateur sur la ligne de téléphone et je me connecte au Well (Whole Earth 'Lectronic Link , service électronique de la Terre entière [1]), un service de forums électroniques qui permet à des gens du monde entier de tenir des conversations publiques et d'échanger des messages électroniques privés. Au départ, l'idée d'une communauté accessible uniquement à travers l'écran de mon ordinateur me laissait une impression de froideur, mais je me suis rendu compte rapidement que l'on pouvait éprouver de la passion pour le courrier et les forums électroniques. J'ai désormais de l'affection pour les individus que j'ai rencontrés par l'intermédiaire de mon ordinateur, et je me sens profondément concerné par l'avenir de ce moyen de communication qui nous permet de nous rassembler.

    [1] N.d.t. : L'acronyme de ce service signifie le "puits", au sens de "puits de connaissance". On y détecte également l'adverbe well, qui signifie "bien". L'association Whole Earth a publié à la fin des années 60 le célèbre Whole Earth Catalog, inventaire par et pour la génération hippie, en un millier de pages grand format, de tous les outils et ressources de cette contre-culture. Elle a fait paraître ensuite, dans le même esprit, le magazine Whole Earth Review, dont Howard Rheingold a été plusieurs années, et jusqu'à la mi-1994, le rédacteur en chef.

     

    Je suis loin d'être le seul à éprouver cet attachement émotionnel à un rituel apparemment froid et technologique. Des millions d'autres, dans le monde entier, participent également à ces regroupements qu'on appelle communautés virtuelles, et cette population n'en finit plus de croître. En découvrant le Well, j'ai trouvé un monde qui avait déjà commencé de s'épanouir sans moi ; c'est toute une joyeuse compagnie qui m'accueillit après que j'eus trouvé la clé de cette porte secrète. Comme d'autres avant moi, qui étaient tombés dans le puits du Well, je m'aperçus rapidement que j'étais tout à la fois spectateur, acteur et scénariste -- comme tous les autres -- d'une improvisation permanente. Une contre-culture à part entière s'épanouissait au bout de ma ligne de téléphone, et j'étais invité à y apporter ma contribution.

     

    Le village virtuel de quelques centaines d'âmes que j'avais rejoint en 1985 en comptait huit mille en 1993. Il m'apparut clairement après quelques mois que je participais à l'élaboration d'un nouveau type de culture. Sous mes yeux, le contrat social qui liait cette communauté naissante évoluait au fur et à mesure que de nouvelles recrues rejoignaient les fondateurs des premières années. Des normes de conduite furent établies, contestées, modifiées, rétablies, recontestées, dans une sorte d'évolution sociale accélérée.

    D'emblée, je ressentis le Well comme une vraie communauté parce qu'il était également lié à ma vie de tous les jours. Bon nombre d'utilisateurs du Well habitent en effet autour de la baie de San Francisco. Mois après mois, j'ai ainsi assisté à des mariages, à des naissances et même à un enterrement "en vrai" de membres du Well. (L'expression "en vrai" est utilisée si souvent au sein des communautés virtuelles, pour distinguer ce qui se passe dans la vie normale de ce qui se passe sur le réseau, que les habitués l'abrègent couramment en "EV". [2]) J'ai arrêté de tenir le compte des fêtes et des sorties au cours desquelles les acteurs invisibles d'innombrables débats et mélodrames passionnés tenus sur l'écran de mon ordinateur m'apparaissaient "en vrai", avec des visages, des corps et des voix.

    [2] N.d.t. : L'expression américaine d'origine est in real life, abrégée par IRL.

     

    Je me rappelle bien ma première irruption dans une pièce remplie de gens que je n'avais jamais vus, qui connaissaient pourtant certains détails de ma vie intime et dont je connaissais aussi les joies et les tourments. Trois mois après ma connexion initiale, j'assistai à ma première fête du Well chez un des animateurs du service. À peine entré, je dévisageai tous ces étrangers. Ce fut l'une des sensations les plus étranges que j'aie jamais éprouvée. J'avais débattu avec ces individus, discuté de la pluie et du beau temps sur un pas de porte virtuel, formé des alliances et des amitiés, éclaté de rire avec eux, je m'étais fâché tout rouge contre certains d'entre eux. Mais pas un seul visage ne m'était familier. Je n'avais rencontré aucun de ces individus.

     

    Ma famille est habituée depuis longtemps à ces séances matinales ou fort tardives ; assis dans le bureau que j'ai à la maison, je ris, je peste, je pleure parfois à la lecture de mon écran. La fois où elle me surprit à jurer, ma fille avait peut-être l'impression que j'étais seul à mon bureau, mais en ce qui me concernait, j'étais en contact avec des amis, des collègues, des confrères.

    À un moment ou à un autre :

    • J'ai participé au forum "Parents" du Well, pour aider, avec d'autres, un ami qui venait d'apprendre que son fils était leucémique.



    • J'ai participé à MicroMUSE, un jeu de rôles (et, par ailleurs, outil pédagogique) du XXIVe siècle, et j'ai interagi avec des étudiants et des professeurs qui me connaissaient sous le pseudonyme de "Pollinisateur".



    • J'ai rencontré Twics, une communauté biculturelle de Tokyo ; Cix, une communauté de Londres ; CalvaCom, une communauté parisienne et Usenet, un ensemble de plusieurs centaines de forums qui se transportent autour du globe par courrier électronique auprès de millions de participants dans des dizaines de pays.



    • J'ai consulté des décisions de la Cour suprême, afin de trouver des informations qui me serviraient à m'opposer à un interlocuteur lors d'un débat politique qui se tenait ailleurs sur le Réseau ; j'ai rapatrié ce matin l'image satellite des prévisions météo pour la région Pacifique.



    • J'ai suivi le compte-rendu d'un témoin du coup d'état de 1991 à Moscou ; des événements de Tien-An-Mein ; de la guerre du Golfe. Ces informations se transmettent entre membres d'un réseau fait d'ordinateurs bon marché et de lignes téléphoniques ordinaires, se jouant des frontières géopolitiques en empruntant les artères de l'infrastructure planétaire de communication.



    • J'ai participé à des discussions en temps réel entre des utilisateurs répartis sur trois continents, où les traits d'esprit les plus fins le disputaient aux blagues les plus grasses, par l'intermédiaire d'Internet Relay Chat (IRC), un moyen de communication qui marie les caractéristiques de la conversation et de l'écrit. L'IRC a engendré sa propre sous-population quasi obsessionnelle qui compte des milliers d'adeptes, de l'Australie à la Zambie.

     

    Les membres des communautés virtuelles font appel à des mots inscrits sur des écrans pour échanger des plaisanteries ; débattre ; participer à des digressions philosophiques ; faire des affaires ; échanger des informations ; se soutenir moralement ; faire ensemble des projets ; conduire des remue-méninges ; médire d'autrui ; tomber amoureux ou flirter ; se faire des ami(e)s ; les perdre ; jouer ; créer un peu de quelque chose qui ressemble à de l'art et pour perdre pas mal de temps. Les membres des communautés virtuelles font sur le Réseau tout ce qu'on fait "en vrai" ; il y a juste le corps physique qu'on laisse derrière soi. Pas moyen de s'embrasser, pas de risque non plus de recevoir un coup de poing dans la figure, mais ça laisse tout de même la place pour beaucoup de choses. Pour les millions d'entre nous qui y ont été amenés, la richesse et la vitalité des cultures électroniques sont séduisantes, et peuvent même créer un état de dépendance.

    Cette population branchée n'est pas une et indivisible ; il s'agit plutôt d'un écosystème de sous-groupes, dont certains sont frivoles et d'autres sérieux. Ainsi, les discussions scientifiques les plus pointues du moment ont lieu de plus en plus au sein des communautés virtuelles, où l'on peut lire les rapports préliminaires électroniques de spécialistes en biologie moléculaire ou en sciences cognitives. Dans le même temps, des militants sociaux et des tenants d'une réforme de l'éducation se servent du même média comme d'un outil politique. Il est tout à fait possible de faire appel aux communautés virtuelles pour trouver l'âme soeur, vendre une tondeuse à gazon, publier un roman ou tenir une conférence.

    Certains les utilisent comme une forme de psychothérapie. D'autres, comme les plus mordus du Minitel en France ou des jeux de rôles multiutilisateurs (Multi-User Dungeons, abrégé en Mud) restent jusqu'à quatre-vingts heures par semaine sur les réseaux à se faire passer pour quelqu'un d'autre, à mener une vie qui n'a pas de réalité hors de leur terminal ou de leur micro-ordinateur. Parce que les Muds peuvent amener à un comportement clairement obsessionnel chez certains, mais aussi parce qu'ils sont gros consommateurs de puissance de calcul et de ressources de communication, ils ont été interdits dans certaines universités, comme Amherst, en Amérique, ou dans toute l'Australie.

    Les scientifiques, les étudiants, les documentalistes, les artistes, les leaders, les adeptes de l'évasion ne sont pas les seuls à avoir adopté ce nouveau moyen de communication. Le sénateur américain qui a fait campagne pendant des années pour la mise en oeuvre du Réseau national pour la recherche et l'éducation (National Research and Education Network, ou NREN) -- qui pourrait être le support des communautés virtuelles de demain --, est maintenant vice-président des États-Unis. Depuis juin 1993, la Maison-Blanche et le Congrès américain ont des adresses de courrier électronique.

    La plupart de ceux qui tirent leur information des médias classiques ne sont pas au fait de ces formes de culture nouvelles et variées qui sont apparues ces dix dernières années sur les réseaux d'ordinateurs du monde entier. La plupart de ceux qui n'ont pas encore utilisé ces nouveaux médias ne se doutent pas des conséquences profondes que ces expériences sociales, politiques et scientifiques d'un nouveau genre pourraient avoir sur notre vie à court terme.

    J'ai voulu ce livre pour informer un plus large public sur l'importance potentielle de ce cyberespace pour les libertés politiques de demain et sur la façon dont les communautés virtuelles pourraient modifier notre perception du monde réel. Même si j'éprouve beaucoup d'enthousiasme pour cette communication par ordinateur et si j'y vois un potentiel libérateur, je m'efforce de rester conscient des dangers qu'il y a à mêler relations humaines et outils technologiques. J'espère que mes comptes-rendus, établis aux avant-postes de ces nouveaux lieux de vie sociale, et les anecdotes que je rapporte sur les gens que j'ai rencontrés dans le cyberespace révéleront les conséquences possibles sur les plans culturel, politique et éthique des communautés virtuelles. Aussi bien aux yeux de mes confrères et consoeurs explorateurs de ce cyberespace qu'aux yeux de ceux qui n'en ont jamais entendu parler.

    Les techniques qui rendent les communautés virtuelles possibles peuvent doter le citoyen ordinaire de beaucoup de pouvoir à faible coût, et ce dans tous les domaines suivants : intellectuel, social, économique, et surtout politique. Mais la technique ne peut actualiser ce potentiel à elle seule ; ce pouvoir latent doit être utilisé de manière intelligente et délibérée par une population correctement informée. C'est pourquoi, tant que nous en avons encore la liberté, il nous faut être le plus nombreux possible à connaître et à exploiter ces pouvoirs pour nous les approprier. Il y a bien entendu de bonnes chances que le pouvoir avec un grand "P" et l'argent parviennent à contrôler l'accès aux communautés virtuelles, comme ils sont parvenus dans le passé à contrôler les nouveaux moyens de communication quand ceux-ci sont apparus. Le Réseau n'est pour l'instant fondamentalement contrôlé par personne, mais est-ce que cela va durer ? Ce que nous savons, ce que nous faisons aujourd'hui est important car il est encore possible pour les gens de tous les pays de s'assurer que cette nouvelle sphère de liberté restera ouverte aux citoyens de la planète avant que les pontes de la politique et de la finance ne s'en saisissent, ne la censurent, et ne nous la débitent en tranches tarifées.

    Ce pouvoir social potentiel découle de l'utilisation, par des citoyens ordinaires, de deux technologies d'essence décentralisatrice auparavant tout à fait distinctes et aujourd'hui toutes deux adultes. Il a fallu des milliards de dollars et des décennies pour produire des micro-ordinateurs à des prix abordables. En outre, des milliards de dollars et plus d'un siècle ont été nécessaires afin d'étendre le réseau de télécommunication à toute la planète. Avec un minimum de connaissances dans ces deux domaines, un enfant de dix ans peut aujourd'hui marier ces puissantes technologies pour quelques centaines de dollars, et disposer instantanément d'une estrade publique, des trésors de la Bibliothèque du Congrès [3] sous forme électronique et d'un monde entier de complices potentiels.

    [3] N.d.t. : Équivalent de la Bibliothèque de France, la BC, basée à Washington, archive toutes les publications du monde.

     

    Les ordinateurs d'une part et les réseaux de télécommunications qui nous servent à correspondre par téléphone d'autre part sont les deux fondements techniques de la communication par ordinateurs, ou télématique. Les aspects techniques de la télématique -- la manière dont les bits d'ordinateur sont transmis sur les lignes téléphoniques et réassemblés à leur destination -- sont invisibles et sans signification pour la plupart de ceux qui les utilisent, sauf si ces aspects techniques viennent leur barrer l'accès aux services télématiques. La chose à retenir est que le réseau international de télécommunication utilisé pour appeler New York ou Madagascar peut aussi servir à relier des ordinateurs entre eux, et qu'il n'y a pas besoin d'être ingénieur en télécoms pour y parvenir.

     

    Le Réseau (avec un grand "R"), c'est le terme informel par lequel on désigne l'ensemble des réseaux d'ordinateurs interconnectés qui déploient des applications de télématique pour réunir des hommes et des femmes du monde entier dans des forums ouverts à tous [4].

    [4] N.d.t. : Dans la conversation, on utilise beaucoup le terme anglais (le Net). Exemple : "Qu'est-ce que tu as vu de bien sur le Net, dernièrement ?"

     

    Les communautés virtuelles sont des regroupements socioculturels qui émergent du réseau lorsqu'un nombre suffisant d'individus participent à ces discussions publiques pendant assez de temps en y mettant suffisamment de coeur pour que des réseaux de relations humaines se tissent au sein du cyberespace .

     

    Le cyberespace, qui est un mot forgé par William Gibson dans son fameux roman de science-fiction Neuromancien, est le nom que certains donnent à cet espace conceptuel où des mots, des liens affectifs, des données, de l'information et du pouvoir sont produits par ceux qui utilisent la télématique.

    Même si les métaphores spatiales sont plus susceptibles de véhiculer ce concept de "lieu" partagé par les communautés virtuelles, c'est souvent la métaphore biologique qui est plus adéquate pour marquer la manière dont la cyberculture évolue. On peut voir le cyberespace comme une espèce de bouillon de culture social, le Réseau étant le milieu nourricier de cette culture et les communautés virtuelles, dans toute leur diversité, les colonies de micro-organismes qui s'y développent. Chacune de ces colonies -- les communautés du réseau -- est une expérience sociale qui n'a été planifiée par personne, mais qui a pourtant lieu.

    Nous savons aujourd'hui combien chaque technique de communication passée a changé les modes de vie. Nous devons comprendre pourquoi et comment toutes ces expériences de type social évoluent simultanément aujourd'hui à partir de la technique de communication la plus récente. Mes observations directes des comportements sur réseau depuis dix ans m'ont amené à conclure qu'à chaque fois que la télématique est accessible, les gens s'en servent partout pour bâtir des communautés virtuelles, de la même manière que les micro-organismes se développent en colonies.

    Je pense qu'à la base de ce phénomène, il y a ce désir de l'homme de compenser la disparition progressive des lieux de rencontres publiques dans la vie de tous les jours. Je crois aussi que ce nouveau moyen de communication attire des masses enthousiastes parce que la télématique ouvre aux individus de nouveaux modes d'interaction et la perspective de nouveaux projets en commun, comme l'ont fait avant elle le télégraphe, le téléphone ou la télévision.

    En raison de son influence potentielle sur la vie de tout un chacun, l'avenir du Réseau est lié à l'avenir de la vie communautaire, de la démocratie, de l'éducation, de la science et de la vie intellectuelle, de ces institutions les plus chères aux yeux de tous, et non pas tant à l'avenir de l'informatique. Le Réseau de demain est trop important pour qu'on le laisse entre les mains des spécialistes et des lobbies. Son influence se faisant sentir auprès d'un nombre de plus en plus grand de personnes, nous devons être de plus en plus nombreux à débattre des fonds publics qui lui sont affectés, et à discuter de la manière dont il doit être administré. La vision du citoyen doit présider à la manière dont le Réseau évoluera. Si nous ne nous chargeons pas de forger cette vision, l'avenir sera déterminé par les puissances politiques et financières.

    Le Réseau est aujourd'hui anarchique et hyperramifié car ses deux fondements ont convergé seulement dans les années 80, après plusieurs années d'évolution distincte. Les convergences techniques et sociologiques étaient inéluctables dès la fin des années 70, mais n'ont pas été tellement prédites.

    Ces réseaux télématiques qui enjambent les continents et réunissent des milliers de réseaux plus petits sont le produit indirect de la recherche militaire américaine. Le premier réseau d'ordinateurs, Arpanet, a été créé dans les années 70 pour que les chercheurs financés par le département de la Défense [5] puissent se servir de diverses machines à distance ; c'étaient les données informatiques, et non les messages privés ou publics, qui étaient censés être véhiculés par ce réseau. Coïncidence heureuse : ce dernier pouvait tout aussi bien servir à transporter des mots. Le concept technique de base d'Arpanet avait été emprunté au Rand, un groupe de réflexion de Santa Monica qui avait beaucoup travaillé sur les scénarios secrets de guerre nucléaire ; Arpanet fut conçu sur un schéma de réseau de communication et de commande du Rand censé perdurer après une attaque nucléaire car n'ayant pas de noeud [6] de commande centralisé.

    [5] N.d.t. : Ministère américain de la Défense.

    [6] N.d.t. : On appelle "noeud" d'un réseau tout ordinateur situé sur celui-ci et prenant part au transfert des informations d'une branche à l'autre du réseau.

    Les forums électroniques naquirent, de manière inattendue, parce qu'ils permettaient d'utiliser les possibilités de communication des réseaux pour établir des relations de type social sans contraintes de temps et d'espace. La façon dont le commun des mortels a pu détourner des techniques de leur fonction originelle pour les mettre au service de ses besoins en communication est d'ailleurs un thème récurrent de l'histoire de la télématique. D'ailleurs, les mutations techniques les plus profondes ont en général été initiées par les marginaux de l'informatique, et non par l'establishment de cette discipline. Les programmeurs qui ont participé à la création du premier réseau d'ordinateurs avaient prévu des fonctionnalités de courrier électronique ; ce n'était pas l'objet d'Arpanet, mais c'était simple à ajouter à la logique du réseau. Plus tard, et de façon également improvisée, les forums électroniques naquirent du besoin qu'avaient les décideurs américains de communiquer pour des prises de décision décentralisées. Leur apparition fut accélérée par la politique de gel des salaires et des prix dans les années 70 en Amérique et par la nécessité, en conséquence, de diffuser rapidement des informations réactualisées vers des centres de décision régionaux. Mais ces forums électroniques s'avérèrent très vite aussi de bons supports de discours commerciaux, scientifiques et sociologiques.

     

    Les fanas d'informatique qui mettent leurs micro-ordinateurs à la disposition des autres par l'intermédiaire des lignes téléphoniques -- ce procédé est appelé panneau d'annonces électroniques, Bulletin Board Systems ou BBS -- ont eux aussi participé à la constitution du Réseau en s'appropriant ces technologies [7]. Des centaines de milliers de personnes dans le monde exploitent le réseau de télécommunication international par l'intermédiaire de leur ordinateur et de lignes de téléphone ordinaires. La caractéristique majeure de tous ces BBS interconnectés, c'est qu'il s'agit là d'un réseau extrêmement difficile à détruire, tout à fait dans la lignée de ce qu'avaient conçu les membres du Rand. Si d'aventure un noeud du réseau est supprimé, l'information peut passer par tant d'autres chemins pour arriver à une destination que ce réseau peut être considéré comme indestructible. C'est cette adaptabilité à laquelle John Gilmore, pionnier de la télématique, faisait référence en déclarant "Le Réseau interprète toute censure comme un incident et s'y adapte en la contournant". Cette manière de faire circuler l'information en s'adaptant à un réseau dépourvu de centre de commande a engendré la croissance rapide de forums électroniques internationaux connus sous le nom de Usenet. L'apparition de ces conversations voyageuses qui se jouent des obstacles -- détournement populaire d'une technique conçue à l'origine pour servir la guerre froide -- pourrait bien s'avérer aussi importante que le développement des matériels et des logiciels qui leur servent de support.

    [7] N.d.t. : Le terme français correspondant est "micro-serveur", mais l'abréviation américaine BBS reste la plus employée.

     

    Les grands réseaux sont l'objet de dépenses bien plus importantes visant à créer des canaux d'information à haut débit entre centres de calcul de grande envergure. Internet, le successeur américain d'Arpanet, n'en finit plus de croître à un rythme étonnant. Ces "autoroutes de l'information" s'appuient sur des lignes de télécommunication spéciales et sur divers matériels pour envoyer de très gros volumes d'information à travers le réseau à très haut débit. Arpanet comptait, il y a vingt ans environ, un millier d'utilisateurs, alors qu'aujourd'hui Internet en compte près de vingt millions.

     

    L'ordinateur portable qui se trouve sur mon bureau est cent fois moins cher et mille fois plus puissant que les premiers noeuds d'Arpanet. Les artères principales faites de fibre optique de l'Internet d'aujourd'hui permettent de faire passer l'information des millions de fois plus rapidement que le premier Arpanet. Tout ce qui touche Internet a crû à la manière d'une colonie bactérienne, que ce soit la capacité de transmission d'information, le nombre d'utilisateurs ou les mille et une manières dont on s'en sert. Ainsi, au cours de ces dernières années, le nombre d'utilisateurs a augmenté de 15 % par mois. John Quaterman, dont le livre The Matrix est un gros guide des réseaux mondiaux d'aujourd'hui, estime qu'il existe à l'heure actuelle neuf cents réseaux distincts dans le monde, sans compter les dix mille réseaux déjà agglomérés en un seul par Internet, le "réseau de réseaux".

    Il y avait jusque récemment toute une catégorie de réseaux qui restaient situés totalement en marge de ces réseaux mondiaux : les BBS, que tout un chacun pouvait monter et qui ont explosé ces dernières années, portés par des amateurs enthousiastes, dans l'autofinancement absolu, et sans aucune subvention gouvernementale. Le BBS, c'est l'infrastructure télématique la plus simple et la moins chère : un logiciel spécialisé, souvent disponible pour une somme très raisonnable, utilisé sur un micro-ordinateur et complété d'un matériel appelé modem et permettant le branchement de l'ordinateur à une ligne téléphonique normale. Le modem convertit les signaux de l'ordinateur en fréquences audibles qui peuvent voyager sur les lignes conçues pour transporter la voix. À l'autre bout de la ligne, un autre modem reconvertit ces fréquences en signaux électriques compris par l'ordinateur. Le logiciel spécialisé assure en amont la conversion des textes échangés par les utilisateurs du BBS en bits et en octets et vice versa. Si vous montez votre BBS et pour peu que vous en fassiez un peu la promotion, d'autres gens l'appellent par l'intermédiaire de leur micro-ordinateur et de leur modem, écrivent et lisent des messages sur les disques durs de votre ordinateur : vous disposez après quelque temps d'une petite communauté virtuelle en chambre. Au titre d'opérateur de ce BBS (les initiés vous appelleront sysop, contraction de system operator), vous mettez à disposition de cette communauté une partie de vos ressources informatiques, un accès téléphonique, voire une partie de votre temps consacré à l'entretien du système. Les membres de la communauté, quant à eux, payent leurs frais de communication.

    Le magazine américain Boardwatch estimait à soixante mille le nombre de BBS en fonction en Amérique en 1993, quatorze ans après l'apparition des premiers micro-serveurs à Chicago et en Californie. Chaque BBS sert une population de quelques dizaines à quelques centaines de participants, voire quelques milliers. Il existe des BBS consacrés à la religion ; d'autres à telle ou telle forme de sexualité ; des BBS spécialisés dans la politique et couvrant tout les tendances ; des BBS de délinquants ; des BBS de policiers ; des BBS pour les handicapés ; les enseignants ; les enfants ; les associations à but non lucratif, etc. La liste de tous les types de BBS pourrait occuper plusieurs dizaines de pages. Cette culture du BBS s'est propagée des États-Unis au Japon, en Europe, en Amérique centrale et en Amérique du Sud.

    Chaque BBS est né de la réunion d'une toute petite communauté d'individus habitant la même région, comme les radios locales de faible puissance, leur nature est avant tout locale. Mais cette caractéristique de base est elle-même en train de changer. Des passerelles commencent à relier ces réseaux des campagnes à leurs grands homologues transrégionaux. C'est bien pourquoi la convergence dont nous parlions n'est plus seulement technique, mais aussi sociologique : les premiers programmeurs du Réseau et les chercheurs qui l'ont utilisé à l'origine pour confronter leurs travaux sont rejoints par tous ces fanatiques qui ont recréé dans leurs garages des micro-réseaux. Les ordinateurs qui servent de passerelles relient un réseau à un autre en adaptant les caractéristiques (qu'on appelle "protocoles") de l'un à celles de l'autre afin que le passage des messages se fasse de l'un à l'autre sans aucune perte, de manière "transparente". Ces dernières années, les responsables d'Internet et de FidoNet -- le réseau indépendant de BBS du monde entier qui s'est progressivement constitué -- ont collaboré pour relier les quelque dix mille micro-ordinateurs composant ce dernier aux millions d'utilisateurs et aux dizaines de milliers d'ordinateurs d'Internet.

    Les services de forums électroniques de taille moyenne participent également de cette convergence. Lorsque le Well, qui émarge à cette catégorie, établit une interconnexion à haut débit avec Internet, il passe du statut de communauté en expansion à celui de point d'accès à un domaine bien plus étendu, celui du grand Réseau mondial. D'un seul coup, ces archipels isolés de quelques centaines ou de quelques milliers d'âmes s'intègrent à une entité fédératrice. Les petites communautés virtuelles continuent d'exister, comme les parcelles de levure dans une miche de pain en train de lever, mais elles adhèrent les unes après les autres à une entité culturelle globale, tout comme les États-Unis sont devenus une entité culturelle globale une fois que le télégraphe et le téléphone eurent permis de relier tous les États.

    Le Well est une petite ville, mais il y a dans cette ville une porte qui s'ouvre désormais sur le brouhaha vivifiant du Réseau, dont les caractéristiques sont bien différentes de celles des villages virtuels d'il y a quelques années. J'ai maintenant d'excellents amis dans le monde entier que je n'aurais jamais rencontrés sans la médiation du réseau. Lorsqu'on part à l'étranger, lorsqu'on va à la rencontre d'une culture étrangère, l'avantage d'un tel cercle étendu de connaissances faites sur le Réseau est appréciable. Partout où je suis allé physiquement ces dernières années, j'ai retrouvé des gens que je connaissais déjà par contact électronique ; notre enthousiasme partagé pour les communautés virtuelles servait de lien, malgré les différences de langue et de coutumes.

    C'est maintenant une habitude : je rencontre des gens et j'apprends à les connaître des mois ou des années avant de les rencontrer physiquement. Ma vie d'aujourd'hui est radicalement différente de celle d'avant mes contacts sur le Réseau ; mes amis ne sont plus les mêmes, j'ai d'autres préoccupations. Je peux à un moment donné m'occuper d'organiser une partie de bridge chez moi pour la semaine suivante, et quelques instants plus tard participer à un débat houleux réunissant des participants de plusieurs pays. Je fais partie de mes communautés virtuelles, mais à l'inverse, et dans la mesure où leurs débats me restent en tête et se mêlent à mes préoccupations quotidiennes, elles font aussi partie de moi. Je suis "colonisé", et mon sens de la famille, dans ce qu'il a de plus fondamental, a été "virtualisé".

    J'ai pu observer des variantes du même phénomène de virtualisation de communautés touchant quelques centaines ou quelques milliers de personnes à Paris, à Londres, à Tokyo. Ce sont parfois des villes entières qui acquièrent le statut électronique. En Amérique, Santa Monica (Californie) et Cleveland (Ohio) sont les premières à inaugurer un service télématique municipal. À Santa Monica, le service abrite notamment un forum sur les problèmes des SDF auquel participent les SDF eux-mêmes, par l'intermédiaire de terminaux publics. Ce service est en connexion électronique avec Coara, un service régional analogue située dans une province reculée du Japon. Biwa-Net, dans la région de Kyoto, est relié de la même manière à une ville jumelée en Pennsylvanie. Ainsi le Réseau est-il à peine en train de s'éveiller à lui-même.

    À observer une communauté virtuelle donnée, son évolution, on éprouve l'excitation intellectuelle que peut procurer une recherche anthropologique en chambre ainsi qu'un certain sentiment de voyeurisme ; on a un peu l'impression de regarder un feuilleton américain pour lequel il n'y aurait pas de séparation nette entre les acteurs et les spectateurs. Pour le prix d'un appel téléphonique, vous pouvez participer au psychodrame de votre choix. En matière d'évasion, les accros du Minitel en France, les adeptes des Muds d'Internet, les obsessionnels du dialogue en temps réel de l'IRC dans les campus universitaires américains prouvent que la télématique peut être un véritable marché du rêve interactif et payant.

    La communication par ordinateur peut donc devenir le nouveau média de l'évasion, comme l'ont été jusqu'ici les feuilletons radiophoniques, les films du samedi soir ou les soap operas américains. En cela, elle ne serait qu'un nouveau reflet et un nouveau vecteur de nos comportements socioculturels, de l'image que nous avons de nous-mêmes, comme l'ont été ces autres médias avant elle. Mais d'autres raisons sérieuses doivent amener le citoyen moyen, et non nécessairement passionné par la technique, à s'informer sur ce nouveau média et sur ses conséquences culturelles. Quelque chose d'important est en train de prendre forme, et le processus est encore en cours.

    Aux États-Unis, le gouvernement Clinton est en train de prendre des mesures visant à amplifier radicalement la capacité et la disponibilité du Réseau, en mettant en oeuvre le NREN. La France, dotée du plus grand service national d'informations électroniques, Télétel, et le Japon, qui a beaucoup misé sur l'industrie des télécommunications de demain, ont aussi leur propre vision du futur. Présentée par Albert Gore en 1991, la "loi sur l'informatique de grande puissance [8]", dont le décret d'application a été signé par le président Bush, résumait la vision du vice-président américain des "autoroutes de l'esprit" : stimulées par des dépenses publiques en recherche et en développement, ces applications pouvaient être offertes à tout un chacun par des entreprises privées. Le gouvernement Clinton-Gore s'est appuyé sur l'exemple de l'Arpa (Advanced Research Project Agency) des années 60 et 70, qui a engendré le Réseau et qui a jeté les bases de la micro-informatique pour promouvoir la collaboration des secteurs public et privé afin de développer les technologies de communication de demain.

    [8] N.d.t. : High Performance Computing Act.

     

    Les entreprises de télécommunication, les chaînes de télévision, les sociétés d'informatique, les firmes de télévision par câble et les entreprises de presse, aux États-Unis comme en Europe ou au Japon, commencent à se placer sur ce marché des "services d'information interactive à domicile". Certains groupes investissent des centaines de millions de dollars dans l'infrastructure de ces nouveaux médias en espérant qu'ils leur rapporteront des milliards. Les plus grands futurologues, d'Alvin Toffler à John Naisbitt en passant par Peter Drucker ou George Gilder, manifestent leurs espoirs quasi utopiques en "l'âge de l'information", qui devrait résoudre tous les problèmes sociaux. Mais on en sait encore peu sur les conséquences que pourraient avoir ces tout nouveaux médias sur notre vie quotidienne, sur notre façon de penser, et même sur l'avenir de la démocratie.

     

    La télématique peut changer notre futur sur trois plans distincts mais liés. Premièrement, nos perceptions, nos pensées, nos personnalités sont affectées par ce nouveau moyen de communication et la manière dont nous l'utilisons. Dans ce sens, la télématique répond à certains de nos besoins physiques, émotionnels et intellectuels. Les jeunes du monde entier ont un besoin de communication différent de celui de leurs aînés. Ainsi MTV, par exemple, participe d'une sensibilité esthétique liée au vocabulaire de la télévision, de ses séquences chocs et de ses effets spéciaux. Aujourd'hui, une partie de ceux qui sont nés avec la télévision et qui ont grandi avec le téléphone cellulaire commencent à émigrer vers des espaces télématiques qui conviennent mieux à leur manière d'appréhender le monde. La télématique, elle aussi, a son propre vocabulaire, développé par les millions d'individus qui se rencontrent électroniquement. Dans ce vocabulaire se reflètent les changements que l'ère de la saturation médiatique opère sur nos personnalités.

    Deuxièmement, la télématique peut modifier les relations entre individus, la manière dont se développent les amitiés, dont se forment les communautés. Elle possède une caractéristique propre : la communication, les messages, émanent de plusieurs émetteurs et sont reçus par plusieurs destinataires. Les conséquences de cette nouvelle manière de communiquer dépendront peut-être de l'utilisation, bonne ou mauvaise, que nous, les pionniers, en ferons. Nous sommes interpellés par ces nouveaux rapports de communication "démocratique" et légitimement amenés à nous demander s'ils peuvent favoriser un nouveau type de communauté.

    Par-delà l'aspect abstrait des rapports télématiques, cette question de communauté est fondamentale. Certains observateurs, comme Bellah (Habits of the Heart, The Good Society), ont noté ce besoin -- face à la perte du sens de la chose commune en Amérique -- de redonner un sens à la notion de communauté.

    Les psychologues, les sociologues, les historiens ont développé des outils d'analyse des mécanismes d'interaction au sein des groupes. Tous ne sont pas d'accord sur ce qui, à partir d'un groupe, est constitutif d'une communauté. Dans mon analyse des comportements communautaires qui se manifestent sur le Réseau, j'ai adopté une grille proposée par Marc Smith, diplômé de sociologie à l'université de Californie de Los Angeles, dont les travaux d'étude ont porté sur le Well et sur le Réseau. Le concept central développé par Smith est celui de "bien collectif". Tout groupe se forme au sein d'un monde concurrentiel parce que les gens qui le composent estiment qu'ils peuvent gagner plus à se regrouper. Ainsi, la recherche du "bien collectif" visé par le groupe amène à découvrir les liens qui définissent la communauté.

    Smith propose trois types de biens collectifs qui forment le ciment social de la communauté du Well : le capital social du réseau, le capital de connaissances et la communion. Le capital social du réseau, c'est ce qui s'est manifesté lorsque, par exemple, j'ai retrouvé à Tokyo des amis que je n'avais jamais rencontrés physiquement. Le capital de connaissances, c'est ce que j'ai trouvé sur le Well lorsque j'ai posé des questions à une entité communautaire douée de compétences multiples. La communion, enfin, c'est ce dont nous avons fait l'expérience au sein du forum "Parents", lorsque les enfants de Phil et de Jay sont tombés malades et que l'ensemble d'entre nous les a soutenus à grand renfort de messages électroniques.

    Troisièmement : la télématique peut bouleverser notre vie sur le plan politique. Le concept moderne de démocratie élective, tel qu'il nous a été légué par la philosophie des Lumières, admettait la pertinence de la communication entre citoyens, qu'on l'appelle société civile ou sphère publique. Et si les élections sont la manifestation la plus visible et la plus fondamentale de ces sociétés démocratiques, elles sont censées s'appuyer sur des discussions entre citoyens sur les grandes questions nationales, et ce à tous les niveaux de la société.

    Si un gouvernement est censé agir en fonction du souhait des gouvernés, son efficacité est largement tributaire du niveau d'information de ceux-ci sur les questions qui les concernent. C'est de la sphère publique d'aujourd'hui, dominée par les médias de masse, que les citoyens tirent leur information. Et le problème est que ces médias, à commencer par la télévision, ont un but principalement mercantile et ont pollué de leur imagerie clinquante, souvent fallacieuse et violente, cette sphère publique où lecture, écriture et discussion avaient auparavant la prééminence. Au cours des premières décennies de l'histoire américaine, avant que le télégraphe permette la création des "nouvelles" et avant qu'apparaisse, plus tard, le phénomène dévoyé de vente des lectorats aux annonceurs, la sphère publique s'appuyait sur une population étonnamment cultivée. Neil Postman, dans son livre consacré à l'influence de la télévision sur le discours public, Se distraire à en mourir, note que le fameux ouvrage de Thomas Paine, Le sens commun, s'était vendu à trois cent mille exemplaires en cinq mois lors de sa parution en 1775. Les observateurs d'aujourd'hui, quant à eux, ont montré combien les médias ont désormais fait de la sphère publique une marchandise, en remplaçant le vrai débat par un discours commercial et en faisant à la fois des grandes questions et des candidats aux élections des produits de consommation.

    Le sens politique de la télématique pourrait donc être celui-là : mettre à mal le monopole de l'establishment sur les moyens de communication et revitaliser la démocratie de base. La manière dont les grands médias ont annexé le débat politique grâce aux moyens modernes de communication pose problème depuis des années. La propriété des canaux de télécommunication est détenue par une élite de plus en plus resserrée alors même que le pouvoir de ces médias s'accroît. Cet état de fait constitue une vraie menace pour les citoyens. De ces deux scénarios, lequel est le plus synonyme de démocratie : un monde dans lequel quelques individus contrôlent une technologie de communication permettant de manipuler des milliards d'autres, ou bien un monde dans lequel chaque citoyen peut diffuser ce qu'il veut à tous les autres ?

    Selon Ben Bagdikian, dans The Media Monopoly : "Entre cinq et dix conglomérats finiront par contrôler la quasi-totalité des journaux, des magazines, des livres, des stations de télévision, des films, des enregistrements musicaux et des vidéocassettes majeurs de la planète". Ces nouveaux seigneurs des médias ont et auront le pouvoir immense de décider de quelles informations nous disposerons, et je ne crois pas qu'ils encourageront la diffusion sur leurs réseaux de celles émanant des associations de citoyens et autres organismes non gouvernementaux (ONG). La solution militante à ce dilemme, c'est d'utiliser la télématique pour créer des réseaux d'information alternatifs au niveau planétaire. Comme les réseaux de télécommunication sont désormais extrêmement ramifiés et que les ordinateurs, maintenant bon marché, sont largement disponibles, il est possible d'asseoir ces réseaux alternatifs sur l'infrastructure existante.

    Nous avons donc accès, de manière temporaire, à un outil qui pourrait nous rendre à la convivialité et à la compréhension de l'autre et qui pourrait aussi revitaliser cette "sphère publique". Le même outil, entre de mauvaises mains, serait sûrement l'instrument d'une tyrannie. L'idée d'un réseau de communication mondial conçu et contrôlé par les citoyens participe d'une utopie technologique qu'on pourrait appeler "l'agora électronique". Dans l'Athènes de la première démocratie, l'agora était la place du marché, mais aussi l'endroit où les citoyens se réunissaient pour discuter ; se mesurer ; se disputer ; échanger des potins ; débattre de leurs idées politiques. La vision plus sombre qu'inspire une utilisation mal intentionnée du Réseau, c'est celle du Panoptique.

    Le Panoptique est le nom donné à la prison parfaite imaginée et proposée le plus sérieusement du monde par Jeremy Bentham dans l'Angleterre du xviiie siècle. Conception architecturale et principes d'optique aidant, un seul gardien suffisait pour surveiller tous les prisonniers qui, de leur côté, ne voyaient rien ; ils pouvaient donc se croire tous en permanence sous surveillance. Le philosophe Michel Foucault, dans son ouvrage Surveiller et punir, prétendait que le réseau mondial de communication constituait une manière de Panoptique camouflé, les oreilles de l'État tout puissant ayant accès, par ces moyens de communication, à tous les foyers. Et de fait, les câbles qui de plus en plus apportent l'information chez nous peuvent techniquement la transmettre dans l'autre sens. Le Panoptique de demain pourrait donc exploiter la même infrastructure qui sert aujourd'hui à faire communiquer l'élève isolé du Montana avec son professeur du Massachusetts Institute of Technology. Comme de plus en plus de données qui nous sont intimes transitent sur le réseau, comme nous passons nous-mêmes de plus en plus de temps dans le cyberespace, le risque d'abus de type totalitaire est réel, et les avertissements que nous lancent un certain nombre d'observateurs valent qu'on s'y arrête.

    Le révolutionnaire avisé doit être attentif au revers des changements qu'il prône. Ceux qui parient avec enthousiasme sur le potentiel libertaire des communautés virtuelles, et tout particulièrement ceux d'entre nous qui pensent que la démocratie électronique est l'une des applications majeures du média, feraient bien de considérer les aspects potentiellement néfastes du même média. Rappelons-nous que les intellectuels des années 50 ont salué l'arrivée de la télévision comme celle du plus remarquable média d'enseignement de tous les temps.

    Pour toutes ces raisons, il est essentiel que nous comprenions la nature de la télématique, du cyberespace et des communautés virtuelles sur tous les plans -- politique, économique, social, cognitif. C'est ensemble, par-delà les frontières de chaque discipline, que nous devons nous efforcer de faire porter notre réflexion, pour comprendre et peut-être maîtriser l'influence des technologies de communication sur les communautés humaines.

    Même si un certain recul est nécessaire pour ce faire, nous ne pouvons demeurer, face à ces phénomènes, des observateurs détachés. Dans "communauté", il y a émotion autant qu'information et raison. Pour apprendre, pour comprendre, il nous appartiendra de nous jeter dans le cyberespace, d'y vivre, bref de faire face aux questions engendrées par les communautés virtuelles.

    Si le devenir du cyberespace et de nos libertés dans celui-ci m'est cher, c'est que j'y vis une partie de mon temps. L'un des points de vue présentés dans ce livre est celui du citoyen et du pionnier des communautés virtuelles que je suis : je fais moi-même partie du phénomène que je décris, et je m'exprime donc à la fois en tant que témoin et en tant que sociologue officieux. Il me semble que les témoins directs de ces phénomènes sont encore suffisamment rares pour que je me permette ce parti pris. Certains endroits, comme le Well, me sont très familiers ; dans de nombreux autres, que nous devrons aborder pour comprendre le Réseau, je suis presque aussi novice que celui qui n'aurait jamais entendu parler du cyberespace. Bien entendu, pour vous forger votre propre opinion, vous pourrez toujours vous procurer un bon guide d'introduction à l'Internet et vous y plonger vous-même.

    La majeure partie de cet ouvrage se compose de visites de communautés virtuelles d'envergures de plus en plus grandes. J'estime que tout citoyen d'un pays démocratique, si on lui fournit des informations suffisamment claires sur l'état actuel du réseau, est à même de se faire une opinion sensée sur la manière dont celui-ci doit être gouverné. Mais avant d'essayer d'analyser en profondeur l'influence de la télématique sur les communautés, sur les démocraties, sur les hommes et les femmes, nous devons explorer le Réseau et faire la connaissance de ceux qui l'habitent.

    Alors, avant que nous plongions dans l'immensité désordonnée de Usenet, avant que nous nous intéressions aux passionnés des Muds ou de l'IRC, avant que nous abordions les BBS, les diffusions de messages, les journaux électroniques, je vous invite à regarder par-dessus mon épaule (pendant que je suis au clavier de mon ordinateur) et à visiter le Well, mon point d'entrée originel dans le cyberespace. J'y ai vu des rapports se nouer, des valeurs communes se cristalliser, des gens s'entraider ou s'opposer : ces nouveaux liens offrent un modèle -- à une échelle relativement modeste -- des mutations que peuvent entraîner les communautés virtuelles au niveau des rapports sociaux. Une fois faite cette introduction à une communauté de petite dimension, nous pourrons aborder les grandes zones du Réseau en ayant un peu moins le vertige. Certains aspects de la vie en petite communauté ne résisteront pas au passage à la métropole cyberspatiale ; les aspects fondamentaux de la nature humaine, à l'inverse, n'en seront que plus exacerbés.

     

     

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    Les communauté virtuelles de nos jours  par Josette Lanteigne         


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  • La blogosphère est-elle un espace public comme les autres ?

    26  avril 2006 | par Dominique Cardon

    Sans doute faut-il se méfier de l’engouement actuel pour l’Internet politique. Après l’avoir souvent ignoré, beaucoup, sans plus de mesure, lui prête aujourd’hui des vertus qui risquent fort d’être illusoires. Dans un mouvement de balancier caractéristique des périodes de transition technologique, un nouveau média se voit brusquement doté de pouvoirs exorbitants susceptibles de lever les difficultés du présent : l’abstention, l’anémie du débat public, la faiblesse des engagements partisans, l’investissement sélectif dans la participation citoyenne, l’illisibilité de la décision publique, etc. Il est vrai que la mobilisation électronique autour du « non » au référendum sur la constitution européenne, l’usage intensif du Web par les militants altermondialistes ou les balbutiements de pratiques politiques numériques (blogs, mailing, adhésion en ligne, etc.) témoignent d’une insertion de plus en plus significative des médias électroniques dans la formation de l’espace public. Mais il va aussi sans dire que la « crise de la représentation » a des racines suffisamment profondes pour qu’il soit bien improbable qu’un nouvel outil de communication apporte, à lui seul, une solution aux difficultés de notre système de représentation. Le propre du débat sur le rôle des nouvelles technologies dans l’espace public est de présenter des oppositions, des concurrences et des effets de substitution quand ce sont plutôt les interdépendances, les entrelacements et les complémentarités qu’il faudrait mettre en avant. A cet égard, il est peu probable que l’Internet citoyen vienne supplanter les formes traditionnelles du débat démocratique, structuré par les rituels électoraux (élections, référendums), les logiques d’opinion (mesurées par sondages) ou l’organisation « professionnelle » d’une couverture médiatique du débat public. Les dispositifs de la « démocratie représentative » sont suffisamment installés aujourd’hui pour qu’il soit difficile de remettre en cause leur légitimité.

    Ces réserves faites, il reste que les mobilisations ayant Internet pour support entretiennent une étroite correspondance avec les idéaux de démocratie directe. En effet, le fonctionnement, plus que la légitimité, de la démocratie représentative fait l’objet de critiques de plus en plus vives, qui préexistent très largement à la naissance de l’Internet citoyen. Mais une des caractéristiques de ces critiques réside dans le fait qu’elles revendiquent une transformation des processus attachés à la représentation politique : participation élargie aux profanes, enrichissement délibératif des débats, proximité avec les élus, transparence, ouverture du cercle de la décision, auto-organisation des acteurs de la société civile, etc. Or, l’imaginaire d’Internet contribue à revivifier et réactiver ces idéaux de démocratie directe, en les opposant à la grammaire représentative et délégataire de nos démocraties. Car à bien y regarder, les formes de représentation qui s’exercent au sein de l’ « Internet citoyen » sont très différentes de celles qui président à la démocratie représentative. La question de la représentativité des opinions n’a pas de sens sur Internet et il serait bien difficile de proposer des fondements numériques, géographiques ou sociaux à la mesure de telle ou telle prise de position. La question du vote est absente des pratiques des internautes, qui lui préfèrent généralement la formation de consensus. La séparation entre amateurs et professionnels, profanes et spécialistes, représentés et représentants, est fortement estompée dans la plupart des dispositifs d’expression sur Internet. La réputation et la notoriété sur Internet se construisent sur la base de l’audience et sont mesurés par l’ensemble des réseaux de contributeurs, commentateurs, évaluateurs et diffuseurs, qui se greffent à tel ou tel site, de sorte que la notoriété n’est jamais donnée (par un statut) mais acquise par un travail de conviction et d’intéressement. Enfin, l’Internet ne connaît pas les silencieux. Pour y être présent et reconnu, bref légitime, il faut agir, contribuer, écrire, recommander, répondre. L’espace public de l’Internet offre toujours une prime aux agissants sur les internautes passifs. D’où le risque de voir les écarts entre citoyenneté active et passive se creuser. Ces différentes caractéristiques de la participation sur Internet renvoient à un autre paradigme de la représentation politique, que l’on peut assimiler à la forme réseau et qui s’ancre sur l’idée d’une mobilisation volontaire de la société civile, moins préoccupée de représentativité que de convaincre de la justesse des arguments et des causes défendues. L’espace public traditionnel se trouve ainsi soumis à une tension critique exercée par le foisonnement de débats, des initiatives et des propos qui se sont construits, développés et diffusés dans l’Internet citoyen.

    Cet enrichissement se manifeste notamment par l’élargissement du cercle des preneurs de parole, que permet Internet. Même si ce déplacement ne doit pas être surestimé, une ouverture nouvelle à l’expression publique d’acteurs non professionnels se réalise néanmoins à travers les sites d’auto-publication, les médias alternatifs et le développement d’une « blogosphère » journalistique et politique. Ceux-ci exercent un effet critique sur l’espace public traditionnel et mettent en tension au moins trois aspects des formats informationnels : l’affirmation subjective, le renforcement de l’expertise et la contrainte argumentative.

    En premier lieu, on observe une part plus grande de subjectivité et d’expressivité dans les formats médiatiques : énonciation en première personne, investissement d’affects, vivacité des échanges et (parfois) des arguments. La composante numérique de l’espace public médiatique s’ouvre à de nouvelles formes d’échanges et « déformalise », dans une certaine mesure et dans des arènes spécifiques, le débat public. Il n’est qu’à observer le ton « personnel » emprunté par les quelques hommes politiques qui ont entrepris de tenir eux-mêmes un blog ou la différence entre les propos tenus par les journalistes dans leur blog et dans leurs articles. En second lieu, l’Internet a ouvert un espace pour des formes d’expertises publiques portées par des individus ou des collectifs de tous ordres. De sorte que, en contrepoint du renforcement de la subjectivité personnelle, l’espace public de l’Internet apporte aussi plus de factualité, d’informations et de vérifications. Une des particularités de la production proliférante d’informations sur les médias personnels de l’Internet est le principe d’auto-régulation collective qui l’organise. C’est en effet un nouveau modèle éditorial qui se fait jour, dans lequel le contrôle de la qualité de l’information n’est pas réalisé a priori par un système de sélection éditorial pyramidal et certifié mais par un contrôle a posteriori dans lequel la qualité des informations est principalement une conséquence du travail des lecteurs. En dernier lieu, ces espaces d’expression publique ouvrent aussi de nouveaux formats de discussion. Parce que l’information publiée est aussi, et surtout, une information commentée, la sphère publique de l’Internet permet un travail collectif de mise en débat d’argumentation, comme lors du débat sur le référendum portant sur le projet de constitution européenne.

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  • Quelle est l’image ? Qui est le fantôme ?<?xml:namespace prefix = o ns = "urn:schemas-microsoft-com:office:office" /><o:p></o:p>

    L’auteur, qui nous entraîne dans une introspection de son rapport à la photographie et de sa vie, par ricochet ?<o:p></o:p>

    Nous, qui lisons en comprenant les images sans les voir tout à fait ?<o:p></o:p>

    <o:p> </o:p>

    Freund nous a aidé à comprendre la photo, Guibert nous aide à transpercer ses fantômes (ceux de la phot ou les siens … ?). <o:p></o:p>

    Freund faisait un portrait de la photo, Guibert fait son autoportrait (le sien et celui de la photo).<o:p></o:p>

    En toute sincérité, avec naïveté de temps en temps, avec candeur parfois, gravité souvent et intelligence … toujours.<o:p></o:p>

    Mélange réussit entre nouvelles, essais et autobiographies. L’aventure de l’image, de la photo et de l’image de l’auteur qui fuit subrepticement.<o:p></o:p>

    <o:p> </o:p>

    Tantôt plaisant, tantôt gênant. La société, l’homme, le sexe, la famille et bien d’autres sujets encore, liés presque par définition à la photographie, sont abordés pour nous emporter de l’autre côté du mystère des Chambres … claires, noires, obscures.<o:p></o:p>

    L’image Fantôme, ou le mystère de la représentation de soi et du monde.<o:p></o:p>


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  •                    Barthes s’interroge sur ce qu’est la photo, il se demande ce qu’elle est « en elle-même ».

                Que représente-elle pour le « spectator » (le spectateur) ?

                Que veut dire « l’opérator » (le photographe) sur le « spectrum » (l’objet, le sujet de la photo) ?

                Il distingue le « studium » : « sorte d’investissement général », qui fait appelle à la personnalité, la culture, le contexte … dans le quel se trouve le spectator ; du « punctum » : « ce hasard qui, en elle [nous] point. Le studium de l’ouvrage serait la Photographie et la ‘méta-Photographie’, et le punctum, la photo du « Jardin d’Hiver ». Invisible et omniprésente, lui seul peut nous la décrire telle qu’elle est ressentie par le spectator du punctum en question… nous la faire apprécier… car il nous fait partager son propre punctum personnel, individuel, voire existentiel.

                C’est un ouvrage à lire après Photographie et société et en même temps que l’Image Fantôme, ou presque …

    Car bien que ‘fondateur’, ‘référence’ en la matière, cette réflexion nécessite, à mon avis, quelques repères (donnés par Freund).

    Même si Guibert se livre, il le fait avec sa société, ou du moins, son point de vue sur la civilisation dans la quelle il évolue, avec son entourage, son histoire.

                Barthes, au contraire, est nécessairement seul devant le « Jardin d’Hiver ». Il nous propose une introspection au combien perspicace de la Photo, de son rapport à la Mère, à la Mort… et toute son étude, si objective qu’elle se veuille au départ, et intrinsèquement liée à son expérience personnelle de la photo, de l’amour qu’il voue à sa mère, et de la mort qui se rapproche inexorablement.


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  •                    Eric Zemmour soutient la thèse selon laquelle les hommes se seraient féminisés au fil du temps. Misogyne ? Macho ? Non, Eric Zemmour lui-même est féminisé.

                Il fait un constat qui lui semble désastreux : les hommes assument leur part de féminité et étalent leur crèmes de beautés dans leur salle de bain – espace éminemment féminin – comme pour concurrencer leurs colocataires.

                Bien sûr, au premier abord, on ce dit que cela ne tient pas debout. Si les homes s’étaient « féminisés », ils ne battraient plus leurs femmes, ils ne soumettraient pour le « sexe faible », ils n’achèteraient plus de grosses voitures… Mais Zemmour nous fait bien ressentir que ce ne sont pas tous les hommes qui virent de genre. En effet, il faut ce l’argent pour être un « métro sexuel », c’est donc la petite bourgeoisie et la classe moyenne qui est le plus touchée par ce nouveau mal(e).

                Mais est-ce vraiment un mal ? Nous aimons les hommes qui parlent d’amour mieux que  de sexe, d’égalité plus que de domination, de valeurs émotionnelles autant que de valeurs rationnelles…

    Néanmoins, il ne faut pas oublier que notre culture structure bien plus notre esprit que ce que nous l’imaginons… Et notre culture, l’organisation de notre société repose depuis bien longtemps sur la distinction homme femme… Distinction de plus en plus difficile…

                            Mais je préfère  laisser à Eric Zemmour le soin de vous expliquer le pourquoi du comment.

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                            L’essai est rédigé dans un style très simple, sans pour autant tomber dans le piège du simpliste… Les arguments sont agrémentés de chiffres mais aussi d’analyse des médias et surtout d’observations pertinentes.

                Pourtant, l’ouvrage n’est pas exhaustif, il le dit lui-même dès la première page, ce n’est ni une étude sociologique rigoureuse, ni un traité de philosophie à l’usage des machos. Zemmour se contente de décrire ce qu’il voit et d’essayer de trouver des explications aux multiples constats qu’il fait, qui le frappe parfois de plein fouet. Il a le chic pour délier ces petits riens qui nous semblent naturels – surtout aux jeunes générations – mais qui sont profondément révélateurs.

                Le propre de cet ouvrage est – à mon sens – de nous ouvrir l’esprit, d’exercer plus souvent notre esprit critique.

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                Et je me demande si cette féminisation des hommes n’est pas née de leur peur de l’envahissement de l’espace public par les femmes. De plus en plus présentent dans la vie politique et médiatique occidentale – sans pour autant être mieux représentés – les Femmes n’ont de cesse de s’imposer aux regards de tous, comme des acteurs sociaux majeurs… et prennent ainsi la place des hommes.

    Alors, dernier recours de Premier Sexe contre cette invasion du féminin ? Ou nouvelle prise de position morale ? Ou encore évolution naturelle de l’humanité ?

    Car souvenez-vous, « La Femme est l’avenir du l’homme » Aragon …


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